Voilà un titre bien énigmatique ! À qui s'adresse cette injonction ? À quelle brute ? Au Président Georges, chasseur d'enfants ? au père jaloux et violent de la petite Lucie ? En exergue, ce poème de Baudelaire peut-il nous éclairer ?
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t'enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !
Le Printemps adorable a perdu son odeur !
Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.
Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute ?
Dans ce roman, le sommeil joue un rôle essentiel, mais c'est surtout celui des jeunes enfants, tout autour de la terre. Leur endormissement déclenche des catastrophes planétaires que l'on assimile bientôt au sept plaies d'Égypte, or, le point de départ semble être la jeune Lucie, réfugiée avec sa mère Eva dans les marais de Camargue pour échapper à la violence de Pierre, son père. Lucie et sa mère, Eva, paraissent pourtant avoir trouvé leur bonheur au cœur de la vie sauvage des marais, auprès de Serge, le géant solitaire à l'éternel pull bleu ciel en maille diamant.
C'est ainsi que le roman glisse vers la poésie et le réalisme magique qui fait sa beauté. Alors, Lucie peut couver des œufs d'oies sauvages et même s'envoler avec ces oies sauvages qu'elle a couvées. " Elle vole ? Lucie vole ? La Terre s’est retournée ? Tout bascule dans cette obscurité. Vous ne bougez plus, sous ce fil tendu, tu as peur qu’il ne casse, tu lui laisses du mou, puis tu tires un peu, pour dire à Lucie que vous êtes là sur la Terre, à l’autre bout, et que vous la retenez où qu’elle soit, que vous la soutenez, que vous l’aimez, alors le fil se détend, tu le roules en pelote, le mieux possible, tu tentes de ne pas l’emmêler comme quand tu étais enfant, tu ne sais pas combien de mètres il reste encore entre vous et Lucie, mais vous entendez le caquètement des jeunes oies, tout près." Ces fils sont bien entendus ceux du pull-over bleu ciel aux mailles diamant.
J'aime beaucoup ce genre de romans qui ne se contentent pas de nous livrer une image de la réalité sociale et qui osent déborder dans l'univers de la magie et de la poésie. Ici, le récit assumé à tour de rôle par les divers personnages, sans transition, conjugue avec brio réalité, rêve, magie, imaginaire.
extrait choisi :
Nous sommes sorties sous le soleil dans le paysage que les fleurs commençaient à barioler. Nous avons marché jusqu’au grand étang et vu les trois arbres que feuilles et fleurs habillaient d’une sorte de robe pointilliste. La petite a voulu prendre au plus court et quitter le sentier, mais je le lui ai interdit. Il valait mieux ne pas s’aventurer dans les marais. Il nous l’avait dit, « ils sont dangereux ». Tout comme lui, avait-il précisé, et pourtant nous étions en chemin vers son antre. Je ressentais une étrange sensation à mesure que je m’approchais de la maison du colosse. J’entrais sur son territoire, comme sur celui d’une bête sauvage, ma fille m’entraînait dans un monde où je ne devais pas m’égarer et je lui tenais la main plus fort.
Sans l'avoir jamais rencontré, Philippe Jaenada s'engage dans les pas de Modiano en quête de la jeunesse perdue des années cinquante à Saint-Germain des prés.
Le prétexte [?] ici est le mystère qui entoure le suicide de la jeune Jacqueline Harispe alias Kaki en 1953 chez Moineau, un café de la rue du Four où elle et ses amis passaient le plus clair de leur temps. L'enquête le mène à évoquer le passé de ces jeunes qui avaient 10 ans pendant la guerre, l'âge de comprendre et l'âge de ne pouvoir rien faire. Kaki était alors fille d'un collabo, membre notoire de la Cagoule et d'une femme au service de la même extrême droite, où se trouvaient aussi les patrons de l'Oréal ou de Lesieur. Elle s'y impliquait bien plus que dans un rôle de mère ou d'épouse. Dans les années 50, Kaki vit libre de toute attache, comme ses amis du café des Moineaux.
En contrepoint de cet enfermement des jeunes sans avenir, sans passé, le narrateur parcourt la France par ses côtes et par ses frontières, d'hôtel en hôtel, de café en café, à l'écoute des gens qu'il croise, la plupart du temps sans les rencontrer.
Extrait :
Au démarrage sur le parking de l’hôtel Merveilleux, jeudi matin, la Kuga m’annonce encore une fois que je dois changer son huile moteur bientôt. Le temps s’allonge, bientôt recule. Ça devrait aller, je suppose, jusqu’à Paris. (Même si je sais évidemment comment rejoindre Paris puis m’y diriger, j’ai programmé le trajet pour que Gladys me guide encore, jusqu’au parking de la gare du Nord.) Hier soir, dans la chambre, sur la table près de la fenêtre (la mer était basse, loin, dans l’obscurité, même sous le clair de lune (celui de Dunkerque vaut bien celui de Maubeuge), je ne la voyais plus), j’ai calculé sur Google Maps, de ville en ville, que de Dunkerque à Dunkerque, j’avais roulé cinq mille trois cent quarante-deux kilomètres. J’aurais dit plus.
Au long de ces cinq mille trois cent quarante-deux kilomètres, contrairement à ce que laissent entendre les chaînes info que je regardais parfois le soir dans les hôtels, je n’ai pas vu la France à feu et à sang, je n’ai pas senti le raz-de-marée de colère et de frustration qui submergerait tout et tous, extérieurement ça ne se voit pas beaucoup (sauf chez les complotistes demeurés de La Grande-Motte qui maudissaient les satellites de Macron, les homosexuels et l’électricité), les gens font comme ils peuvent, encaissent, contrôlent calmement, sourient, vivent. Mais en franchissant le périphérique à la porte de la Chapelle, j’ai compris ce que ressentent les provinciaux qui sont effrayés ou rebutés par Paris, qui trouvent la ville violente et les gens cinglés. C’est mon milieu naturel depuis toujours, l’endroit où je me sens le mieux, protégé, en sécurité, un environnement familier, d’habitude je n’entends pas le bruit, je ne vois pas la folie. Mais au feu rouge du pont sous le périph, à la frontière, coincé dans les embouteillages, j’ai pris d’un coup toute la misère et l’inhumanité dans les yeux, il faut franchir une zone où les migrants en détresse et les épaves du crack errent entre les voitures, grattent les vitres, toutes bien fermées, tapent sur les capots, un chauffeur de taxi a tenté d’en écraser un, deux types à moitié nus s’étripent au carrefour, les klaxons beuglent. Tout le monde paraît furieux, congestionné, prêt à se battre. Une demi-heure plus tard, dans le hall immense de la gare du Nord empli du vacarme d’une foule indifférente, j’ai été percuté trois fois avant d’atteindre la sortie, par des masses mobiles et butées qui ne se sont pas retournées. J’étais déshabitué. (Alors sur le chemin du retour à pied, avant de monter à l’appartement et de retrouver ma vie d’ici, Anne-Catherine qui me manque, je me réfugie un instant au Bistrot Lafayette, où je connais tout le monde et chaque centimètre du comptoir. Je comprends cette notion de refuge.)
Je n’ai pas fini, je dois passer dans les différents services d’archives pour consulter ce qu’éventuellement on n’a pas pu m’envoyer, vérifier encore certaines choses, et j’aimerais trouver la tombe de Kaki. Je n’ai pas fini, mais quand Gladys a prononcé ses derniers mots, rue de Compiègne, pour m’orienter vers la rampe d’accès au parking souterrain de la gare du Nord (« Tournez légèrement à droite et vous aurez atteint votre destination »), je suis obligé de reconnaître que j’ai ressenti, tout en ayant parfaitement conscience d’être ridicule (mais seul), un léger serrement de cœur quand j’ai répondu : « Salut Gladys. »
De Philippe Claudel, j'ai beaucoup aimé La Petite fille de M Linh un récit d'une très grande délicatesse mais Le Rapport de Brodeck déjà avait longtemps attendu que je trouve la force de l'aborder tant le sujet, l'illustration de couverture et plus tard le propos me remuaient et voici que Crépuscule, roman paru en 2023, fait un pas de plus vers l'innommable à tel point qu'il ne reste presque plus rien de véritablement humain dans une contrée imaginaire aux portes de notre monde : meurtres, torture, haine, violence. pogrom, viol, spoliations, rien ne nous est épargné et c'est à désespérer de l'humanité.
D'ailleurs, souvent, les hommes sont décrits comme des animaux : sauf Baraj, "un homme au milieu de l’existence", le Maire est " un magnifique imbécile de l’espèce des dindons", le Médecin " tout chez lui rappelait le chat, de ses moustaches maigres qui se divisaient de part et d’autre du visage pointu en ramifications hérissées, aux yeux en amande, vert et or, et à ses ongles aussi, [...] étaient étonnamment longs et acérés" ou le Rapporteur de l’Administration qui émet des" gloussements de volaille" " tout en gonflant ses poumons d’air et d’importance." Dans Anima, Wadji Mouawad poussait plus loin encore l'animalisation du monde qui avait perdu toute humanité.
Depuis sa parution il y a un an, beaucoup de choses ont déjà été écrites sur Crépuscules, je ne vais pas les répéter. Cet abécédaire suffira à garder un souvenir de cette lecture :
A L’Adjoint, qui répondait au nom antique de Baraj, était tout encombré de sa personne et en particulier de sa grosse tête couverte d’une chevelure bouclée ras. Il se taisait et jetait avec ses yeux jaunes des regards inquiets vers son supérieur, le Policier, ...
B Baraj n’avait pas pris femme et vivait avec ses deux chiens roux aux yeux piquetés d’or, de forts bâtards à l’allure noble qui tenaient tout à la fois du braque et du rouge de Bavière, et qui étaient aussi silencieux que lui. Les deux chiens formaient une paire inséparable. Si bien que Baraj ne leur avait pas donné un nom à chacun, mais les appelait Mes Beaux.
C Un crépuscule lourd comme mille années de souffrance écrasait son jeune corps jusque-là neuf et pur.
D Lui-même alors devait enfin savoir s’il avait eu raison de consacrer son existence à Dieu, ou s’il avait gâché ses jours pour des fariboles
E Elle soupirait. Il la prenait là où elle était, sans plus de façon et sans rien lui demander. Porc efflanqué, il venait en elle, soufflant, grognant, tandis qu’elle se laissait faire, muette, soumise et sans joie, continuant à éplucher debout les légumes pour la soupe si telle était sa tâche au moment où il avait surgi.
F Seule la mitoyenneté de la demeure empêcha qu’on y mît le feu mais on badigeonna la façade d’inscriptions ordurières où les mots « assassin » et « impie » dominaient toutes les autres insultes, et de dessins malhabiles où le Prophète Mahomet était caricaturé sous les traits d’un âne.
G On délie les gorges en les rinçant.
Sa Grandeur le Margrave Vitold Vlad Domitien Özle, dix-septième du nom, vingt-deuxième comte de Bessa, onzième prince de Mordochie, chevalier de l’Ordre de la Croix bénie, Commandeur de l’Empire, Stils d’argent des Frères francs, serait honoré de la présence du Capitaine de police Nourio lors de la chasse à l’ours qu’il mènera sur ses terres le dernier vendredi de ce mois.
H Le Commandant, qui était un homme pusillanime, mettait en garde Nourio;
I En particulier, et il s’en étonna plus tard, à aucun moment il ne pensa aux victimes probables de l’incendie.
J Nourio avait toujours vu la vie comme un jeu stupide aux règles floues, qui changeaient sans cesse, et dont l’issue de la partie n’apportait sans doute aucun gain, mais pas de perte non plus d’ailleurs. Un divertissement à somme nulle, dont on peinerait à trouver une signification
K Le Policier prit un petit cigare dans son gilet – des krumme suisses, son seul luxe, qu’il faisait venir de Berne par boîtes de cinquante et qui ressemblaient à des lombrics tortueux.
L Lorsque Nourio avait frappé à la porte, c’était la fillette, Lémia, qui lui avait ouvert.
M Pour l’Adjoint, la jeune fille figurait tout à la fois la sainte, la sœur, l’enfant, la mère, comme si, dans sa féminité à peine éclose, elle unissait toutes les figures, toutes les incarnations de la femme, avec la même grâce et le même inaccessible que les statues d’église ou les peintures sacrées.
N La disparition de Nourio n’affecta pas la petite ville. On pourrait même dire qu’elle soulagea le plus grand nombre des habitants, à commencer par ses édiles.
OOn aurait cru soudain que l’assemblée pressée là subissait une de ces métamorphoses que d’antiques poètes ont célébrées et qui conduisent les hommes à prendre des faces de bêtes.
P Trois jours après les funérailles du Curé Pernieg et la procession de repentance, alors que la veille l’Évêque branlant et sa suite avaient levé le camp et regagné T., une main anonyme souilla de sang de porc les portes des quatorze logis, en y barbouillant un approximatif symbole qui ressemblait à un croissant, après avoir attaché un goret à celle de la mosquée et l’avoir égorgé sur place.
Q « Qu’Allah vienne en aide aux brebis égarées ! Ce ne sont pas des menaces. C’est une prière. C’est une sourate du Livre saint.
R Un roman. Un roman de mer et de pirates, car c’était là le paradoxe chez un homme dont la mission était de veiller à la bonne administration d’une contrée continentale éloignée de tout rivage que d’avoir pour choses les plus précieuses dans la vie les mers, les océans, les marées, les grèves, les îles, les grands bateaux aux voiles blanches, les campagnes de pêche, les drames des abysses, les cyclones et les tempêtes, les grains, les embruns, l’odeur du sel et sa morsure, les corps violents des marins et leurs mœurs rudes.
S Les trois autres avaient des têtes de soudards et d’assassins, brutales et couturées de cicatrices dont on pouvait supposer qu’elles étaient les souvenirs de rixes sanglantes ou d’engagements guerriers.
T Tous les débuts sont modestes. Troie. Rome. Mille exemples pour qui se donne la peine de les chercher ! L’Histoire bégaie. Elle est sénile, ou jamais sortie de ses langes. Au choix
U L’usage de la plume, de l’encre et du papier lui procura une sérénité simple qui l’effaçait du moment présent, le décalait dans un autre espace où ni la saison, ni l’heure, ni les faits domestiques, ni les vicissitudes, ni même les variations de son état d’âme n’avaient d’importance.
V ... car soudain ce qui possédait le Vicaire posséda tous les hommes, femmes, vieux, enfants présents, à l’exception de quelques-uns, du Policier par exemple, qui songea à l’antique légende d’Ulysse et des Sirènes, ou de l’Adjoint dont on apercevait, non loin du baptistère, la haute stature encombrée et dont la stupéfaction ne parvenait pas à oblitérer le bon sens primaire
W « Wifq Allah alshaat aldaala ! « Est-ce que ce sont des menaces ? avait demandé le Policier
X chapitre X où le policier réalise avec effroi que les quatorze stations de la procession correspondent aux quatorze maisons de musulmans.
Y Mes Beaux qui l’accueillaient joyeusement, et leurs grands yeux couleur d’automne, emplis d’amour et de reconnaissance, le contemplaient comme s’il était le centre de l’univers ainsi que son monarque.
Z Et sans doute le Maire et le Rapporteur, tout disposés à faire preuve du zèle le plus veule, confirmèrent-ils leurs informations au Vicaire.
Entre l'"Autoportrait de l'homme au repos" et "Une course exemplaire", les vingt-deux nouvelles qui constituent ce recueil racontent toutes un épisode de la vie de sportifs de haut niveau dans divers domaines : ski de fond, saut en hauteur, cyclisme, football, boxe, lancer du poids, patinage artistique, course de haies, rallye automobile, tennis, rugby, sprint, golf, planche à voile, lancer du marteau, volley, basket, saut à la perche, course équestre, avec une nette prédominance du cyclisme toutefois.
Quel que soit le sport, les mêmes notions reviennent avec plus ou moins d'insistance : entraineur, entrainement, motivation, argent, masseur, psychologue. mental, technique, excellence, admiration, muscles…, et le lexique spécifique de chaque discipline achève de créer l'atmosphère.
Chacune de ces nouvelles est un modèle du genre : souvent un seul personnage principal, un cadre spatio-temporel restreint et réaliste, et le meilleur pour la fin, la chute !
L'humour constitue à mes yeux la plus grande qualité de ce recueil, un humour parfois souriant, mais aussi, assez fréquemment grinçant quant l'évocation se fait satire.
Il faut dire que l'auteur, président de l'Oulipo (Ouvroir de Littérature potentielle) et cycliste, est maitre en la matière. Publié en 1988, ce recueil a été couronné du Goncourt de la nouvelle en 1989.
Extrait choisi dans "Le Tueur" : Après la pesée, il lui restait exactement vingt-sept heures pour devenir un tueur. Il était un athlète permanent, un de ceux qui sont à la salle chaque jour, qui savent se mettre en sueur et qui ne reculent jamais devant une corde à sauter ou un sac de sable.
En trois semaines, monsieur Jean avait fait de lui une lame. Un poids moyen puissant, longiligne, belle allonge, jeu de jambes vif ; la grâce, l’élégance, le punch et ce foutu crochet du gauche meurtrier qui avait couché un à un les voyous de Chevilly, les boxeurs amateurs du département, puis de l’Île-de-France et qui l’avait sans accroc conduit au professionnalisme. Un pro qui allait mener son treizième combat et à qui il restait vingt-sept heures pour devenir un tueur."
Publié aux Presses de la cité en 2016, ce roman a pour cadre le bassin d'Arcachon entre 1849 et 2000. Il nous fait découvrir, à travers une famille dont l'aïeule, épouse d'un résinier, était une femme irascible qui avait maudit sa fille Léonie. Le point de vue adopté est celui des femmes dont on suit au fil des générations les luttes pour s'émanciper et les progrès réalisés.
C'est d'abord l'histoire de Léonie devenue "bas rouges" (par son travail de pêche de sangsues) après la mort de son mari et un accident qui l'empêche d'être plus longtemps résinière. Léonie tient en effet à rester indépendante et ne pas être à la charge de ses enfants. Sa plus jeune fille, Margot, est bien décidée quant à elle à s'extraire de cet univers de misère. Elle part à la ville, comme bonne, et ses charmes lui permettent de séduire d'abord un bourgeois bordelais qui l'abandonne peu après puis un fils de famille James, qui lui construit la maison du Cap et lui fait un enfant, Charlotte, mais se soumet aux pressions familiales pour épouser la fille d'un banquier. Charlotte reste donc une jeune fille sans père, mais elle vit dans la maison du Cap tandis que sa mère transforme en pension pour curistes la villa Sonate à Arcachon, achetée aussi grâce James. Charlotte quant à elle évolue à sa guise, se passionne pour la photographie, épouse un médecin dont elle aura deux enfants. Elle quitte son mari pour un amour fou avec un écrivain et navigateur écossais qui disparait en mer. Sa fille, Dorothée, véritable tête-brûlée, se consacre à sa passion, l'aviation et se désintéresse de tout autre sujet, à tel point de son mari Philip Galway se suicide et que sa fille Violette la reconnait à peine...
L'émancipation des femmes dans ce roman se fait donc par étapes : il s'agit d'abord d'indépendance économique, puis s'ajoute la liberté dans le couple, même si le divorce n'est pas vraiment acté, puis l'accès aux métiers plus souvent réservés aux hommes (Charlotte est photographe, Dorothée est pilote d'avion) et à l'engagement politique (la Résistance)...
Au fil du récit, on parcourt aussi un siècle et demi d'histoire et Françoise Bourdon s'attache à bien retracer notamment les périodes des deux grandes guerres du XXe siècle : la vie dans les tranchées, le sort des soldats récalcitrants, les gueules cassées... Puis la seconde guerre, le sort des prisonniers en Allemagne, la vie sous l'Occupation, la Résistance, le sort des internés dans les camps de la mort.
Ainsi, avec une écriture très classique et de façon tout à fait chronologique, ce roman remplit simultanément trois objectifs : Décrire les particularités et l'évolution du bassin d'Arcachon, rappeler l'histoire du XXe siècle et illustrer l'évolution de la condition féminine, tout en donnant chair à des personnages de fiction à l'instar de Charlotte ou de Margaux.
Extrait choisi : "Tous deux dînaient sur la terrasse. De sa place, Dorothée apercevait le Bassin, et le pinceau du phare du cap Ferret. Elle songea à sa mère, qu’elle avait entrevue durant l’après-midi. Charlotte mitraillait Louis Paulhan et aurait aimé voler à bord du Curtiss Triad mais l’aviateur avait emmené Léo Neveu, un autre photographe.
« Un homme, bien sûr, avait pesté Charlotte. Ces messieurs se tiennent les coudes. »
François s’essuya posément la bouche.
— Piloter ? répéta-t-il, visiblement stupéfait. As-tu perdu le sens commun, ma chérie ? Tu es une jeune fille. Apparemment, cette dernière phrase résumait tout ! Choquée, Dorothée se redressa sur sa chaise.
— Parce que je suis une jeune fille, comme tu dis, je n’ai pas le droit de vivre à ma guise et de chercher à réaliser mes rêves ?
Son ton était belliqueux. Elle promettait d’être belle, pensa François. Silhouette élancée, visage menu encadré de cheveux sombres, yeux bleu foncé, Dorothée ressemblait à Margot telle qu’Édouard Manet l’avait représentée, au début de 1871."
Jardins d'exil publié aux Éditions du lointain, est le premier roman de ce jeune auteur. C'est un récit très étonnant, car construit d'une manière éclatée, ce qui déstabilise le lecteur habitué à des structures plus conventionnelles et, sans doute, plus policées.
Ici les ruptures sont constantes, le monde vole en éclats, entre Ve siècle av JC et XXIe s, entre Montreuil, Le Caire, Al-Bariya au Maroc, L'Espagne, Israël, L'Iran, la Crête ..., entre bars de nuit, laboratoires de recherches, appartements et hôpital, entre aventures et "bitures"... L'entrée dans le roman par un rêve d'ivrogne, un rêve sans queue ni tête a priori est d'ailleurs annonciatrice de ce monde désarticulé.
Et pourtant, on s'y fait et même, on s'y laisse prendre : Laura, jeune sœur du héros Alejandro survivra-t-elle à sa leucémie ? Aemilia, jeune alexandrine des débuts de l'époque byzantine, est-elle morte des suites d'une leucémie ou a-t-elle été assassinée ou n'a-t-elle pas réussi à surmonter la douleur du départ de son amante Théodora repartie pour Antioche ?
Les personnages aussi sont attachants : les doutes et complexes du grand frère Alejandro vis-à-vis de sa jeune sœur Laura, les questions qui taraudent les exilés comme Azadeh, Hakim, Youssef, le personnage de Sacha aussi est intéressant. Le titre "Jardins d'exil" a beau être au pluriel, il ne rend compte que d'une petite partie du roman.
Le roman est aussi rempli de références culturelles diverses mais passionnantes : l'origine de la religion copte, l'histoire de la reine Théodora, les progrès scientifiques liés aux greffes ou liés aux possibilités de recherches par l'étude de l'ADN.
Je trouve toutefois que dans les premières pages le recours aux métaphores est excessif et maladroit : "les zones les plus reculées de mon cerveau prennent alors les commandes [...] un cadavre pompéien de spaghettis [...] Une ultime nuée de fumée sonne comme un chant du cygne gastronomique..." Heureusement, cela ne dure pas. Les scènes érotiques et dans une moindre mesure les scènes d'alcoolisation tombent presque toujours à plat, transformant le lecteur en voyeur puisque ces descriptions n'ont pas d'autres enjeux véritables. C'est dommage car ce récit valait mieux.
J'ai repéré aussi quelques coquilles qui ne sont pas passées au crible de l'éditeur : p 88 "Il m'a toujours aimé" P197 "Mais tu m'as rassuré" p 213 "Elle organise, transfert" p 220 " Une dictature vielle" "p 287 " Azadeh était déçu" Surprenant, car je suppose que ce livre a été lu et relu avant d'être édité. Ce premier roman mérite le meilleur !
Extrait choisi : "Des nouveaux rôles se dessinaient malgré nous dans notre minuscule tribu. J'épousais celui de l'esprit subversif et ma sœur de l'irréprochable modèle. Elle suivait la voie royale, et moi une voie sans issue. Elle appelait régulièrement pour donner de ses nouvelles, je ne répondais jamais au téléphone. Elle prenait soin d'elle, comme de ses affaires, je perdais souvent mes cartes bleues, mes clés ou mes portables et ne revouvelais que très rarement ma garde-robe. Enfin, j'avais des relations compliquées avec des filles impossibles, elle rencontrait des garçons charmants, bien sous tous rapports. Cette caricature participait à écrire la légende familiale"
Ce roman de David Foenkinos présente l'histoire de quelques quadragénaires confrontés à divers moments du récit à une sorte d'angoisse existentielle.
Eric le premier, cadre chez Decathlon, a investi toute son énergie pour atteindre les sommets qu'il a atteints certes, mais au prix de son divorce et de l'éloignement de son fils. Le jour où Amélie, ex-camarade de prépa au lycée Châteaubriant à Rennes, lui propose de changer de vie pour venir l'épauler dans son poste au commerce extérieur dans l'équipe du gouvernement Macron, il est surpris, mais il accepte. Ce partenariat le conduit à Séoul d'où il importe le concept vivre sa mort pour revivre.
En effet, c'est bien là le problème de tous les personnages de ce roman à un moment de leur vie : Amélie, Isabelle, Laurent et même Ben ou Magali. Chacun cherche à changer de vie, à revivre dans l'espoir de trouver le bonheur.
Roman écrit à la troisième par un narrateur extradiégétique et omniscient, ce livre ne bouscule pas les codes, si ce n'est par une alternance de chapitres consacrés à Eric ou à Amélie. Il côtoie plutôt la philosophie comme l'indique le titre emprunté à Sénèque. Mais si l'on va au bout de l'idée "Voilà pourquoi les anciens ont prescrit de mener une vie très vertueuse, et non pas très agréable ; ils entendent que, droite et bonne, la volonté ait le plaisir, non pour guide, mais pour compagnon. La nature, en effet, est le guide qu’il faut suivre ; c’est elle que la raison observe et consulte. C’est donc une même chose que vivre heureux et vivre selon la nature.", écrivait Sénèque et la quête de nos personnages tend peut-être vers cette conclusion sans pourtant y parvenir.
extrait : Cette stupéfaction dans le regard des autres le déstabilisa ; on le considérait donc comme un homme prévisible, incapable de hors-piste, un monogame professionnel. En quittant la société après près de vingt ans, il voyait son image changer subitement. Comme il était appelé au gouvernement, la direction facilita les conditions de son préavis, et son pot de départ fut des plus chaleureux. Certains de ses collègues allaient lui manquer, pourtant ils ne se verraient plus vraiment. La vie d’entreprise cimente des relations qui se désagrègent dès lors que l’on quitte les enjeux communs. On n’a subitement plus rien à dire à des personnes avec qui on connversait sans cesse auparavant. Éric échangerait tout de même encore avec un ou deux collaborateurs par messages, mais ce serait de plus en plus rare ; il allait être happé par sa nouvelle vie, oubliant progressivement tout ce qui l’avait tant animé pendant des années.
J'ignore encore qui est sur le qui vive dans ce roman. L'héroïne dans son errance est si peu sur le qui vive qu'elle se met en danger. Ainsi lorsqu'elle est prise en stop, elle est se fait sermonner en ces termes : " Non mais t’es une psychopathe ou une gauchiste pour faire du stop ici ? Tu veux avoir la mort de nos chers soldats sur la conscience ? Allô, tu vis où ? Parce que l’espérance de vie, seule sur cette route, elle est à peu près de cinq minutes, les plus sauvages t’auraient massacrée sur place, les plus intelligents t’auraient enlevée et emmenée à Naplouse ou Ramallah pour t’échanger contre dix mille terroristes, et là qui serait venu te chercher, hein, dis-moi ? Et ça aurait coûté combien à l’armée ?"
La mort de Léonard Cohen en 2016, les années COVID 2020-2021, la disparition de son grand-père, la découverte d'un manuscrit racontant la création d'un violon dans les affaires du grand-père, le déclenchement en 2022 de la guerre en Ukraine, la perte du toucher et le blocage juste avant d'aller en cours, voilà ce qui pousse Mathilde à tout quitter : son travail de prof d'histoire-géo, son conjoint Julien et leur fille. Un soir, elle part sans laisser d'adresse, elle prend un taxi sans but précis, elle prend un avion et atterrit en Israël ! Là, elle erre toute la journée sans but et se retrouve la nuit près de la frontière syrienne. Elle passe la nuit dans un char abandonné et le matin des sangliers viennent la réveiller ! Elle va retrouver un homme de sa famille qu'elle avait connu lorsqu'elle était enfant et plus tard, au cours de ses errances, elle retrouve une punkette croisée dans l'avion. C'est grâce à elle qu'elle se retrouve au théâtre où une amie met en scène une pièce réunissant Bérénice et Xiphilin mais la première se joue dans une confusion extrême...
Bien sûr, Mathilde est proche de Valérie Zénatti et le récit profite de l'expérience de son autrice, mais je trouve qu'il manque de cohérence, l'errance est sans but véritable, la nuit dans un char est peu vraisemblable et la pièce de théâtre rappelle Le Quatrième Mur de Sorj Chalendon mais en moins percutant car ici c'est le sujet de quelques pages seulement.
Décidément, rien n'égale la lecture d'un livre d'Alessandro Baricco ! Je viens de finir Océan mer, traduit de l'italien par Françoise Brun ! C'est une œuvre étrange, drôle, tragique, poétique, fantaisiste, à la fois roman, conte philosophique et poème en prose.
Résumer ce livre serait en diluer la saveur. L'Océan est l'élément central du texte : la pension Almayer au bord de l'Océan "posée sur la corniche ultime du monde", réunit sept personnages et des enfants : Plasson, un peintre qui passe son temps à peindre la mer en blanc, parfois à l'eau de mer, Bartleboth, un scientifique qui cherche à trouver les limites de la mer, Elisewin, venue guérir son cœur de cristal à la mer, Le Père Pluche qui parle plus vite qu'il ne pense et écrit des prières poétiques, la belle Ann Dévéria envoyée là par son mari pour que l'océan l'éloigne de son amant, Adam, dont l'histoire occupe le cœur du récit et un mystérieux pensionnaire qui ne sort de sa chambre qu'une fois le livre fini !
Chacun de ces personnages est un poème à lui tout seul et les enfants semblent être les seuls à pouvoir conseiller et ramener à la raison.
L'Océan quant à lui est une puissance indomptable et redoutable, capricieuse : "La mer. La mer ensorcelle, la mer tue, émeut, terrifie, fait rire aussi parfois, disparaît, par moments, se déguise en lac ou alors bâtit des tempêtes, dévore des bateaux, elle offre des richesses, elle ne donne pas de réponses, elle est sage, elle est douce, elle est puissante, elle est imprévisible. Mais surtout, la mer appelle. Tu le découvriras, Elisewin. Elle ne fait que ça, au fond : appeler. Jamais elle ne s’arrête, elle pénètre en toi, elle te reste collée après, c’est toi qu’elle veut. Tu peux faire comme si de rien n’était, c’est inutile. Elle continuera à t’appeler. Cette mer que tu vois et toutes les autres que tu ne verras pas mais qui seront là, toujours, aux aguets, patientes, à deux pas de ta vie. Tu les entendras appeler, infatigablement. Voilà ce qui arrive dans ce purgatoire de sable. Et qui arriverait dans n’importe quel paradis, et dans n’importe quel enfer. Sans rien expliquer, sans te dire où, il y aura toujours une mer qui sera là et qui t’appellera."
Extraits choisis ici et là :
"On peut dire qu’à chaque kilomètre de route il y comprenait un kilomètre de moins."
"Ce sont des choses qui arrivent. Tu as des rêves, une chose à toi, intime, mais la vie en fait, elle ne veut pas jouer à ça, et elle te les démonte, un instant, une phrase, et tout se défait. Ce sont des choses qui arrivent. Et c'est pour cette raison-là que vivre est un triste métier. Il faut bien se résigner. Elle n'a pas de gratitude, la vie, si vous voyez ce que je veux dire."
"Elle lui dit exactement ce mot : enchantée. Elle le dit en penchant légèrement la tête sur le côté et en écartant de ses yeux une mèche d cheveux noirs comme le jais. Du grand art. Pour Bartleboom, cette phrase, ce fut comme si on l’avait injectée directement dans son sang. Elle se répercuta, si l’on peut dire, jusque dans ses pantalons. Il bafouilla quelque chose, et dès cet instant ne fit plus que transpirer. Il transpirait comme un fou, lui, quand il transpirait. La température n’avait rien à voir. Il fonctionnait en autonomie."
"Je voulais dire que la vie, je la veux, je ferai n’importe quoi pour l’avoir, toute la vie possible, même si je deviens folle, peu importe, je deviendrai folle tant pis mais la vie je ne veux pas la rater, je la veux, vraiment, même si ça devait faire mal à en mourir c’est vivre que je veux. J’y arriverai, n’est-ce pas ?"
Charlie Hebdo libère les femmes, voilà un titre bien présomptueux a priori, mais voilà une compilation d’un demi-siècle d’articles et de dessins qui pèse bien son poids !
C’est un ensemble d’articles de fond qui révèlent l’engagement de Charlie Hebdo concernant l’IVG et le long combat pour l’imposer, la pilule contraceptive et la politique nataliste, le travail des femmes et la maternité, la PMA, l’infanticide et le déni de grossesse, le mariage, le divorce, les crises familiales, les femmes au pouvoir, les femmes et le christianisme, les femmes et les Musulmans, les femmes et le sexe, l’excision, la femme marchandisée mannequin, actrice porno, miss France et autres formes d’exploitations et aussi les mouvements de révolte : “balance ton porc”, “metoo” et la question du consentement, les violences conjugales et le féminicide, la prostitution et les femmes qui marquent leur temps.
Ainsi sur Giséle Halimi, à la fin de l'article de Gérard Briard, on peut lire cet hommage : L'universalisme et la loi étaient d'ailleurs au coeur du combat qu'elle menait depuis 2006 à la tête de son association, Choisir la cause des femmes (fondée en 1971) : la "Clause de l'Européenne la plus favorisée". Concrètement, il s'agit de piocher dans la législation des 28 pays membres de l'UE les lois les plus avancées dans cinq domaines qui couvrent la vie d'une femme - le choix de donner ou non la vie (éducation sexuelle, contraception, avortement ) ; la famille (mariage, divorce) ; le travail (égalité professionnelle et salariale, retraite) ; les violences faites aux femmes ; et la représentation en politique_ et de faire bénéficier chaque citoyenne européenne de ce "bouquet législatif" . Un projet d'égalité qui n'a que foutre des "identités', des "cultures" et des "ressentis". Pas très woke, tout ça, Mme Halimi...
Sur tous ces sujets, des dessins et caricatures bousculent, remuent, choquent pour bien marquer les esprits, signés Cabu, Tignous, Catherine, Wolinski, Riss, Coco, Biche, Jul. Luz, Honoré, Reiser, Félix, Willem, Zorro… En somme, un recueil d’une richesse inouïe, impossible de l’épuiser, mais quel plaisir d’y picorer ici un texte, ici un dessin au gré des envies ou des recherches.
Charlie Hebdo libère les femmes, voilà un titre bien présomptueux a priori, mais voilà une compilation d’un demi-siècle d’articles et de dessins qui pèse bien son poids !