Ce récit faisait partie de la liste des titres retenus pour le Goncourt à l'automne dernier. Je ne l'avais pas lu à cette époque. Je viens de le finir. Est-ce un roman ? Il me semble que non, c'est l'histoire du grand-père de l'auteur, Vicente, qui rejetant à la fois sa nationalité polonaise et sa judéité, avait quitté l'Europe pour vivre en Argentine où il s'était installé sans se soucier de sa mère et de son frère restés en Pologne :
"Vicente avait été un homme installé : quarante ans, marié, deux filles et un fils, des amis, un magasin qui marchait, une ville qui ne lui était plus étrangère. Il avait été un homme comme plein d’autres hommes, heureux et malheureux, chanceux et malchanceux, vif, fatigué, présent, absent, souvent insouciant, parfois passionné, rarement indifférent. Il avait été un homme comme tant d’autres hommes, et soudain, sans que rien n’arrive là où il se trouvait, sans que rien ne change dans sa vie de tous les jours, tout avait changé. Il était devenu un fugitif, un traître. Un lâche. Il était devenu celui qui n’était pas là où il aurait dû être, celui qui avait fui, celui qui vivait alors que les siens mouraient. Et à partir de ce moment-là, il a préféré vivre comme un fantôme, silencieux et solitaire."
En effet, lorsque la guerre se déclare, que sa mère est enfermée de même que son frère, dans le ghetto de Varsovie, Vicence se mure à son tour dans son "ghetto intérieur", cessant de parler, de s’intéresser même à sa famille et dilapidant son argent aux jeux. A Buenos Aires il ne reçoit pourtant que des nouvelles parcellaires par le courrier et les journaux mais cela suffit à le tourmenter, il se sent coupable, d'avoir aimer la culture allemande dans sa jeunesse, de n'avoir pas insisté pour que sa mère le rejoigne, d'avoir renié sa judéité.
Pour pallier le manque d'informations précises de son héros, le narrateur énonce parfois les épouvantes réalités, les terribles chiffres qu'il faut en effet rappeler et faire entendre pour éviter autant que possible le retour cyclique que redoutent Pythagore comme Borges.
"De la même manière que la plupart des Argentins, quarante ans plus tard dans cette même ville de Buenos Aires, allaient refuser de croire que la dictature militaire avait fait des milliers de disparus, les gens, en Allemagne, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie, dans les pays baltes, en Crimée, en Ukraine, en Russie, comme partout dans le monde, préféraient ne pas parler, ne pas savoir. Tout le monde préférait ne pas parler de cette horreur pour une raison élémentaire et intemporelle : parce que l’horreur crue de certains faits permet toujours, dans un premier temps, de les ignorer."
Cela suffit à rendre à ce récit nécessaire mais j'ai du mal à le considérer comme un roman malgré la présentation éditoriale.
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