Enki Bilal vous connaissez, bien sûr ! Moi je le connaissais à travers ses bandes dessinées et j’ai eu l’occasion de voir une exposition à la fondation Leclerc de Landerneau mais je ne connaissais pas l’écrivain. Si Nu avec Picasso est une lecture plutôt simple et distrayante, en faire une critique me parait plus complexe.
Enki Bilal , le personnage qui se déplace dans un Paris dépeuplé se trouve projeté, propulsé contre sa volonté par une main inconnue, nauséabonde dans un bâtiment. Le lieu est obscur comme la nuit mais le personnage, Enki, voit comment en plein jour. Sa tête heurte un vase que porte une statue de bronze. Il perd connaissance et à son réveil se retrouve sur un lit de camp. Est-il séquestré ? Est-ce une prison politique ?
Sur le mur, près de son lit, sont inscrits des noms d’intellectuels d’aujourd’hui : Kamel Daoud, Lydie Salveyre... Ont-ils aussi été séquestrés? Mais non, ce n’est pas une prison mais plutôt un musée. Comme ceux dont les noms sont inscrits là, Enki Bilal expérimente une nuit au Musée Picasso !
Commence alors une longue déambulation et de multiples rencontres mais pas n’importe lesquelles. Successivement, tableaux, statues, deviennent concrets, parlent, ils peuvent même dire leur mécontentement de la façon dont l’artiste les a représentés. Les œuvres ne sont plus simplement des toiles accrochées sur les murs, des statues statiques d’un musée. Les modèles s’expriment et l’on côtoie Dora Marr, Marie-Thérèse Walter, Maria Luisa Peredès, Pablo et d’autres modèles encore que l’on retrouve dans le tableau Guernica. Plus drôle encore, le cheval de Guernica devient un personnage « il dit s’appeler Aquilino ». Enki Bilal devient lui-même un des modèles de Guernica.
Pour faire bonne mesure, on retrouve le peintre Goya et le patron, Picasso. Évidemment Enki et tous les autres protagonistes durant toute la déambulation sont nus. Mais Enki est enjoint à montrer qu’il fait partie du clan de ceux qui transmettent. Il entreprend de dessiner Marx, Lénine, Staline... Pour Goya, il est bien clair que de Hitler à Mao Tse Toung cela demande des explications ! « C’est comme Napoléon, pour vous », lui dit Dora Marr.
Ce petit livre et les conseils de prélecture nous entraînent dans une découverte alternative, plaisante et instructive de l’œuvre de Picasso mais pas seulement. L’auteur nous dévoile aussi son amour pour Picasso, amour dans lequel apparaît aussi une pointe de jalousie.
Fantasmagorie, humour, hommage, philosophie se conjuguent ici pour le plus grand plaisir du lecteur et tout cela par le texte mais aussi par le dessin, bien caractéristique d’Enki Bilal. P 47 par exemple il réinterprète « La femme du pleure » de Picasso.
Extraits
P 35 : « L’actualité et l’Histoire qui travaillent les artistes et les secouent… Il faut mêler les événements, chercher leur sens dans la profondeur du temps. Une violence historique du dehors aurait provoqué une violence hystérique du dedans ? Picasso en est-il conscient ? »
p 81 82 : « Picasso ouvre la bouche pour dire ça : “Alors tu seras mon nu couché.”
L’instant d’après je suis allongé sur le flanc. Il me fait basculer sur le dos tout en me demandant de garder
le bras gauche tendu par-dessus la tête, paume ouverte. La position est Intenable (torsion au niveau de
l’épaule), d’autant qu’il me faut à présent tendre dans le sens opposé mon bras droit, avec dans la main un
glaive en bois brisé à la moitié de la lame. Mon allonge ne le satisfaisant pas, Picasso tranche. Le bras sera
coupé, quelque part au niveau du coude et légèrement éloigné. Mes deux bras ainsi disposés au bas du
cadre offriront une assise plus dramatique à l’ensemble du tableau. Ma tête, ou plus précisément ma nuque,
reposera sur le sabot arrière droit d’Akilino, qui je le sens, darde sa langue pointue dans les hauteurs de la
toile sous l’ampoule-oeil qui clignote”