Traduit du Russe par Paul Lequesne et publié chez Liana Lévi, ce roman de l'auteur du Pingouin ou de Les Pingouins n'ont jamais froid ou encore de Laitier de nuit est publié en France en février 2022 mais l'auteur nous renvoie en 2017 alors que le Donbass est en proie depuis 2014 à de violents combats entre Ukrainiens et séparatistes prorusses soutenus par les Russes.
Le héros, Sergueïtch, vit dans une "zone grise", à Mala Starogradivka, un village abandonné où seuls vivent notre héros ukrainien et son ami-ennemi Pachka pro-russe. Ils forment un duo plutôt bancal mais solidaire car la nécessité les y contraint : ils n'ont ni vivres, ni eau, ni électricité et n'ont que peu de contacts avec le reste du monde. Parfois un dignitaire ukrainien vient à Mala Starogradivka pour se ressourcer en dormant sur les ruches ! Notre héros en effet est un apiculteur passionné si bien qu'une fois l'hiver passé, il songe à quitter cette zone "grise" afin que des abeilles puissent aller butiner en paix, ailleurs qu'entre les échanges de bombes, grenades ou tirs. Il s'installe bientôt dans un village Ukrainien où il campe sa tente et pose ses six ruches. Tout semble aller pour le mieux, une idylle se noue entre l'épicière du village et Sergueïtch, les abeilles produisent leur miel et l'épicière le vend. Mais la guerre les rattrape : Sergueitch est regardé de travers car il vient du Donbass. Il poursuit alors son périple avec ses ruches jusqu'en Crimée, annexée par les Russes depuis 2014, où il voudrait retrouver son ami Tatar apiculteur comme lui....
Dans ce roman, j'ai retrouvé avec plaisir la fantaisie, l'humour et la poésie qui font le charme des précédents récits de Kourkov mais ce qui est marquant c'est qu'ici le héros conserve un optimisme à toute épreuve en dépit des circonstances tragiques : le lecteur est alors pris en tenaille entre la révolte qu'il est conduit à éprouver et l'optimisme de ce regard du héros sur des situations que l'on sait épouvantables comme les enlèvements, tortures, assassinats de Tatars en Crimée ou comme les syndromes post traumatiques d'un jeune combattant ukrainien.
Les circonstances dans lesquelles paraît ce roman lui donnent un écho encore plus tragique. L'auteur désormais se fait chroniqueur d'une guerre fratricide. Pourvu qu'on n'y perde pas sa fantaisie, son humour, sa poésie !
extrait choisi :
"Mais si la guerre devait se prolonger, il abandonnerait le village aux soins de Pachka et emmènerait ses abeilles – les six ruches – là où il n’y avait pas de guerre. Là où les champs n’étaient pas creusés de trous d’obus mais semés de fleurs sauvages ou de sarrasin, où l’on pouvait marcher aisément et sans peur dans la forêt, dans les prés et sur les chemins de traverse, un lieu habité où, même si les gens ne souriaient pas au premier venu, leur nombre et leur insouciance faisaient paraître la vie plus douce.
Penser à ses abeilles l’apaisa et en quelque sorte le rapprocha du sommeil. Il se rappela le jour, cher à sa mémoire et à son cœur, où il avait reçu pour la première fois la visite du maître du Donbass et de presque tout le pays, son ancien gouverneur, un homme compétent sous tous rapports, compétent et inspirant confiance, comme les vieux bouliers qui servaient au calcul. Il était arrivé en jeep avec deux gardes du corps. La vie alors était tout autre, paisible. Il s’en fallait de dix ans encore que n’éclatât la guerre, sinon plus. Les voisins avaient déboulé de chez eux, pour regarder avec jalousie et curiosité l’homme-montagne franchir le portillon et serrer la main de Sergueïtch dans son énorme pogne. L’un d’eux l’avait peut-être entendu demander alors : « Sergueï Sergueïtch, c’est donc toi ? C’est chez toi qu’on peut faire la sieste sur des abeilles ?"