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30 septembre 2024 1 30 /09 /septembre /2024 20:18

Sans l'avoir jamais rencontré, Philippe Jaenada s'engage dans les pas de Modiano en quête de la jeunesse perdue des années cinquante à Saint-Germain des prés.

Le prétexte [?] ici est le mystère qui entoure le suicide de la jeune Jacqueline Harispe alias Kaki en 1953 chez Moineau, un café de la rue du Four où elle et ses amis passaient le plus clair de leur temps. L'enquête le mène à évoquer le passé de ces jeunes qui avaient 10 ans pendant la guerre, l'âge de comprendre et l'âge de ne pouvoir rien faire. Kaki était alors fille d'un collabo, membre notoire de la Cagoule et d'une femme au service de la même extrême droite, où se trouvaient aussi les patrons de l'Oréal ou de Lesieur. Elle s'y impliquait bien plus que dans un rôle de mère ou d'épouse. Dans les années 50, Kaki vit libre de toute attache, comme ses amis du café des Moineaux.

En contrepoint de cet enfermement des jeunes sans avenir, sans passé, le narrateur parcourt la France par ses côtes et par ses frontières, d'hôtel en hôtel, de café en café, à l'écoute des gens qu'il croise, la plupart du temps sans les rencontrer. 

Extrait :

Au démarrage sur le parking de l’hôtel Merveilleux, jeudi matin, la Kuga m’annonce encore une fois que je dois changer son huile moteur bientôt. Le temps s’allonge, bientôt recule. Ça devrait aller, je suppose, jusqu’à Paris. (Même si je sais évidemment comment rejoindre Paris puis m’y diriger, j’ai programmé le trajet pour que Gladys me guide encore, jusqu’au parking de la gare du Nord.) Hier soir, dans la chambre, sur la table près de la fenêtre (la mer était basse, loin, dans l’obscurité, même sous le clair de lune (celui de Dunkerque vaut bien celui de Maubeuge), je ne la voyais plus), j’ai calculé sur Google Maps, de ville en ville, que de Dunkerque à Dunkerque, j’avais roulé cinq mille trois cent quarante-deux kilomètres. J’aurais dit plus.

Au long de ces cinq mille trois cent quarante-deux kilomètres, contrairement à ce que laissent entendre les chaînes info que je regardais parfois le soir dans les hôtels, je n’ai pas vu la France à feu et à sang, je n’ai pas senti le raz-de-marée de colère et de frustration qui submergerait tout et tous, extérieurement ça ne se voit pas beaucoup (sauf chez les complotistes demeurés de La Grande-Motte qui maudissaient les satellites de Macron, les homosexuels et l’électricité), les gens font comme ils peuvent, encaissent, contrôlent calmement, sourient, vivent. Mais en franchissant le périphérique à la porte de la Chapelle, j’ai compris ce que ressentent les provinciaux qui sont effrayés ou rebutés par Paris, qui trouvent la ville violente et les gens cinglés. C’est mon milieu naturel depuis toujours, l’endroit où je me sens le mieux, protégé, en sécurité, un environnement familier, d’habitude je n’entends pas le bruit, je ne vois pas la folie. Mais au feu rouge du pont sous le périph, à la frontière, coincé dans les embouteillages, j’ai pris d’un coup toute la misère et l’inhumanité dans les yeux, il faut franchir une zone où les migrants en détresse et les épaves du crack errent entre les voitures, grattent les vitres, toutes bien fermées, tapent sur les capots, un chauffeur de taxi a tenté d’en écraser un, deux types à moitié nus s’étripent au carrefour, les klaxons beuglent. Tout le monde paraît furieux, congestionné, prêt à se battre. Une demi-heure plus tard, dans le hall immense de la gare du Nord empli du vacarme d’une foule indifférente, j’ai été percuté trois fois avant d’atteindre la sortie, par des masses mobiles et butées qui ne se sont pas retournées. J’étais déshabitué. (Alors sur le chemin du retour à pied, avant de monter à l’appartement et de retrouver ma vie d’ici, Anne-Catherine qui me manque, je me réfugie un instant au Bistrot Lafayette, où je connais tout le monde et chaque centimètre du comptoir. Je comprends cette notion de refuge.)

Je n’ai pas fini, je dois passer dans les différents services d’archives pour consulter ce qu’éventuellement on n’a pas pu m’envoyer, vérifier encore certaines choses, et j’aimerais trouver la tombe de Kaki. Je n’ai pas fini, mais quand Gladys a prononcé ses derniers mots, rue de Compiègne, pour m’orienter vers la rampe d’accès au parking souterrain de la gare du Nord (« Tournez légèrement à droite et vous aurez atteint votre destination »), je suis obligé de reconnaître que j’ai ressenti, tout en ayant parfaitement conscience d’être ridicule (mais seul), un léger serrement de cœur quand j’ai répondu : « Salut Gladys. »

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