L'enfant du peuple ancien,
roman d'Anouar Benmalek,
Editions Pauvert, août 2000, Paris ;
Editions Livre de Poche, 2002
Ce roman est le récit d'une triple odyssée entre 1870 et 1918, celle de l'Algérien Kader, celle de Lislei l'Alsacienne et celle de Tridarir l'Aborigène, trois personnes que rien ne semblait devoir rapprocher et qui pourtant formeront un trio indéfectible,"black, blanc, beurre", comme le clamait le slogan peu après l'année de publication de ce roman (2000), me semble-t-il .
Kader, prince de sang saharien a combattu les colons français en Algérie, Lisleï, jeune orpheline alsacienne s'est trouvée malgré elle mêlée à la sanglante Commune de Paris, Tridarir, l'enfant du peuple ancien, jeune garçon aborigène de Tasmanie a échappé au génocide mené par les Européens sur son île et dans toute l'Australie.
Les hauts plateaux au Sud de l'Algérie, Paris, la prison de La Rochelle, la Nouvelle-Calédonie, la jungle du Sud de la Tasmanie et enfin le Queensland, au Nord-Est de l'Australie, nos héros franchissent les mers et traversent les continents au gré de leur destinée qui fait du prince de sang un paria assassin, de la sage Alsacienne une prostituée, de l'insoucieux garçonnet un enfant irrémédiablement meurtri.
L'Odyssée a certes une issue heureuse : même si le récit ne s'achève pas comme l'odyssée d'Ulysse par un retour au pays, en 1918, Kader, devenu Harry, Lislei devenue Elisabeth, sont entourés de leur fils, de leur belle-fille et de leur petite-fille ; avec Tridarir, ils sont confortablement installés dans leur propriété australienne, tous les "méchants" sont morts.
Pourtant cette odyssée n'est pas un récit d'aventures. Terreur et pitié, voilà surtout ce qu'elle suscite. Anouar Benmalek nous offre ainsi une tragédie, violente, barbare (mais la barbarie n'est pas où on l'attendrait) et politique, comme le veut la tradition de la tragédie grecque. Ce ne sont pas les dieux ou je ne sais quelle fatalité qui conduisent la destinée de nos personnages mais les hommes et plus particulièrement les Européens avides et barbares.
Dès lors l'écriture aussi se pare de la couleur de la tragédie, elle sculpte la douleur dans les phrases :
"Le visage de l'enfant est chiffonné comme une étoffe usée. Il ne pleure pas. Il a mal à la poitrine, tellement son coeur se débat dans sa trop étroite cage. Elle voudrait s'échapper, la petite boule de désespoir et hurler à leurs oreilles : voyons, ceux de la caisse, ce n'est pas n'importe qui, c'est Walya et Woorady, ma maman et mon papa, deux grands chasseurs, on les a fait mourir comme des animaux nuisibles, vous ne comprenez pas que c'est le plus grand malheur du monde, la terre devrait pleurer, l'eau devrait pleurer, et vous aussi, et même ce carnivore qui vend les gens et leurs os, vous vous lavez et vous riez, et je suis seul à avoir du chagrin, ce n'est pas possible, mes Rêves sont faux, mes yeux sont troués, rien ne me comprend, y a plus de Walya, y a plus de Woorady...
Le petit Noir tremble de toute la surface de son corps." (p175, 176)
"Quand Tridarir revit la scène des caisses dans l'eau, tout ce qui vit et remue sous sa peau, ses muscles, son estomac, son coeur, grésille et se racornit. Il a envie de pleurer, de se faire mal, de mourir : il a été incapable de défendre ses morts." (p 190)
Ce livre m'est arrivé entre les mains par un pur hasard, je ne suis pas près de l'oublier. Je le conseille toutefois à des lecteurs avertis, à partir de la Première ou de la Terminale.