Kundera Milan, L’Insoutenable légèreté de l’être
Attirée par ce titre énigmatique comme par cet auteur renommé que je ne connaissais encore que de nom, j’ai enfin trouvé le temps nécessaire pour bien apprécier ce roman. C’est que L’Insoutenable légèreté de l’être est un roman aux multiples dimensions.
Roman historique et social, il nous fait découvrir la révolution du printemps de Prague en 1968 où Térésa une des protagonistes photographie les jeunes filles bravant les soldats russes dans les rues de Prague. Il nous fait ensuite découvrir la reddition d’Alexander Dubček, l’émigration en Suisse puis le retour dans une Tchécoslovaquie occupée par le régime soviétique où Térésa se sent sous étroite surveillance tandis que Tomas, principal protagoniste, doit renoncer à son métier de chirurgien pour devenir laveur de vitres puis chauffeur de camion pour avoir osé publier ce qu’il pensait. En effet, pensait-il, de même qu’Oedipe a commis le pire sans savoir qu’il le faisait, les communistes soviétiques ont commis leurs crimes en toute bonne conscience, sûrs de bien fondé de leur idéologie. Mais ajoute-t-il Œdipe s’est châtié en se crevant les yeux, les communistes ne peuvent donc pas se dédouaner en arguant de leur bonne foi. Plus loin, Franz, un autre protagoniste rêvant de La Grande Marche de l’humanité accompagne à la frontière vietnamienne un groupe d’intellectuels et d’artistes cosmopolites venu réclamer un droit d’ingérence pour les équipes médicales afin qu’elles entrent au Viêt-Nam soigner les blessés. Leurs appels se heurtent à un mur de silence et La Grande Marche doit rebrousser chemin, piteusement. En somme, c’est le poids d’une histoire fermée à tout espoir que ce roman nous présente, loin d’une « insoutenable légèreté »
Roman philosophique aussi, il pose son titre comme problématique centrale. Sabina maitresse en titre de Tomas au début du roman, passe le roman à fuir : sa famille d’abord, son pays ensuite, son amoureux Franz et son pays d’adoption ensuite, puis Paris puis L’Europe pour réaliser finalement son « insoutenable légèreté ».Tomas quant à lui, bien qu’il vive avec Térésa, demeure presque jusque la fin un libertin toujours en quête de la singularité des êtres. Sans doute peut on aussi parler de légèreté au sujet de son comportement mais cette légèreté est-elle une dimension positive ou négative ? Le narrateur prend la parole pour poser le problème et nous rappeler que pour Parménide qui voyait la légèreté comme négative au contraire de Beethoven qui la jugeait comme positive.
Roman de fiction, il met en place des personnages attachants qui ont une vraie épaisseur réaliste : Tomas, le libertin pourtant fidèle à Térésa, chirurgien pourtant résigné à se faire chauffeur de camion, Térésa, sa compagne, éternellement jalouse, sans cesse en quête de son âme derrière l’image de son corps, leur chien Karénine qui occupe de plus en plus de place dans leur vie et autour d’eux l’idéaliste Franz et son étudiante aux grandes lunettes, la belle Sabina qui passe sa vie à fuir et tout un monde qui produit cet effet de réel.
Roman sur le roman dans lequel l’auteur/narrateur interrompt son histoire pour faire le point sur la proximité ou non des personnages avec l’auteur. Les premiers chapitres semblent exhiber la création des personnages et de l’histoire alternant les chapitres sur Tomas, sur Sabina, sur Térésa… Les rêves fantasques de Térésa sont comme de multiples micro romans en création. Roman palimpseste parfois reprenant pour les revisiter les grands mythes de l’humanité : Oedipe, Moïse, Romulus et Rémus (mythes par lesquels Tomas poétise l’arrivée de Térésa dans sa vie).
C’est un roman à lire et sûrement à relire tant il est riche. En ce printemps 2014, l’actualité lui donne une acuité particulière mais bien au-delà de ces circonstances, c’est un incontournable (mais à partir des années lycée seulement) à côté duquel j’ai failli passer !
J.Bicrel
Quatrième de couverture: