Ce recueil a été publié en 1935. C'est sans doute son premier grand recueil. Le titre, comme souvent dans l'oeuvre de Michaux, est déjà tout un programme : qu'est-ce à dire ? La Nuit remue évoque cette étape éphémère, cette frontière fragile entre sommeil et veille, entre néant et existence mais aussi cette frontière fragile et mouvante entre la paix sereine des certitudes diurnes et l'angoisse des cauchemars nocturnes. Tel un funambule, Michaux se promène sur ce fil étroit du réel et du rêvé, du clair et du sombre, de l"angoissant et du rassurant et pour cela, il renouvelle sans cesse les rythmes et les formes et fascine ses lecteurs comme sous l'effet d'une magie.
Voici un choix de quelques poèmes, puisqu'il faut bien choisir, qui devraient convaincre bien mieux que mes paroles :
P 9 "La nuit remue" I
« Tout à coup, le carreau dans la chambre paisible montre une tache. L'édredon à ce moment a un cri, un cri et un sursaut ; ensuite le sang coule. Les draps s'humectent, tout se mouille. L'armoire s'ouvre violemment ; un mort en sort et s'abat. Certes, cela n'est pas réjouissant. Mais c'est un plaisir que de frapper une belette. Bien, ensuite il faut la clouer sur un piano. Il le faut absolument. Après on s'en va. On peut aussi la clouer sur un vase. Mais c'est difficile. Le vase n'y résiste pas. C'est difficile. C'est dommage. Un battant accable l'autre et ne le lâche plus. La porte de l'armoire s'est refermée. On s'enfuit alors, on est des milliers à s'enfuir. De tous côtés, à la nage ; on était donc si nombreux ! Étoile de corps blancs, qui toujours rayonne, rayonne... »
" L'homme _son être essentiel_ n'est qu'un point. C'est le seul point que la Mort avale. Il doit donc veiller à ne pas être encerclé.
Un jour, en rêve, je fus entouré de quatre chiens, et d'un petit garçon méchant qui les commandait.
Le mal, la difficulté inouïe que j'eus à le frapper, je m'en souviendrai toujours. Quel effort ! Sûrement, je touchai des êtres, mais qui ? En tous cas mes adversaires furent défaits au point de disparaître. Je ne me suis pas laissé tromper par leur apparence, croyez-le ; eux non plus n'étaient que des points, cinq points, mais très forts.[....]"
" Je vous construirai une ville avec des loques, moi.
Je vous construirai sans plan et sans ciment un édifice que vous ne détruirez pas
Et qu'une espèce d'évidence écumante soutiendra et gonflera,
Qui viendra vous braire au nez, et au nez gelé
De tous vos Parthénons, vos Arts Arabes et de vos Mings.
Avec de la fumée, avec de la dilution de brouillard et du son de peaux de tambours
Je vous assoirai des forteresses écrasantes et superbes,
Des forteresses faites exclusivement de remous et de secousses,
Contre lesquels votre ordre multimillénaire et votre géométrie
Tomberont en fadaises et galimatias et poussières de sable sans raisons.
Glas ! Glas ! Glas ! Sur vous tous! Néant sur les vivants!
Oui! Je crois en Dieu ! Certes, il n'en sait rien.
Foi, semelle inusable pour qui n'avance pas.
Ô monde, monde étranglé, ventre froid !
Même pas symbole, mais néant , je contre, je contre,
Je contre, et te gave de chiens crevés !
En tonnes, vous m'entendez, en tonnes je vous arracherai
Ce que vous m'avez refusé en grammes!
Le venin du serpent est son fidèle compagnon.
Fidèle et il l'estime à sa juste valeur.
Frères, mes Frères damnés, suivez moi avec confiance;
Les dents du loup ne lâchent pas le loup.
C'est la chair du mouton qui lâche.
Dans le noir, nous verrons clair, mes frères!
Dans le labyrinthe, nous trouverons la voie droite!
Carcasse, où est ta place ici, gêneuse, pisseuse, pot cassé ?
Poulie gémissante, comme tu vas sentir les cordages tendus des quatre mondes !
Comme je vais t'écarteler ! "
Et l'un de mes préférés, dans le même recueil mais dans la section Mes Propriétés,
"Autrefois, j'avais trop le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire.
Fini, maintenant j'interviendrai
J'étais donc à Honfleur et je m'y ennuyais.
Alors résolument, j'y mis du chameau. Cela ne paraît pas fort indiqué. N'importe, c'était mon idée. D'ailleurs, je la mis à exécution avec la plus grande prudence. Je les introduisis d'abord les jours de grande affluence, le samedi sur la place du Marche'. L'encombrement devint indescriptible et les touristes disaient : " Ah ! ce que ça pue ! Sont-ils sales les gens d'ici ! " L'odeur gagna le port et se mit à terrasser celle de la crevette. On sortait de la foule plein de poussières et de poils d'on ne savait quoi.
Et la nuit, il fallait entendre les coups de pattes des chameaux quand ils essayaient de franchir les écluses , gong ! gong ! sur le métal et les madriers !
L'envahissement par les chameaux se fit avec suite et sûreté.
On commençait à voir les Honfleurais loucher à chaque instant avec ce regard soupçonneux spécial aux chameliers, quand ils inspectent leur caravane pour voir si rien ne manque et si on peut continuer à faire route ; mais je dus quitter Honfleur le quatrième jour.
J'avais lancé également un train de voyageurs. Il partait à toute allure de la Grand-Place, et résolument s'avançait sur la mer sans s'inquiéter de la lourdeur du matériel ; il filait en avant, sauvé par la foi.
Dommage que j'aie dû m'en aller, mais je doute fort que le calme renaisse tout de suite en cette petite ville de pêcheurs de crevettes et de moules."
Deux exemplaires de La Nuit remue sont disponibles au CDI du centre en 841 MIC