3 raisons/ 3 mn par Mélinda, 4C
3 raisons/ 3 mn par Mélinda, 4C
Novecento : pianiste est une œuvre tout à fait étonnante et absolument magnifique. Destinée à la mise en scène si l'on se fie aux didascalies et au discours tout entier écrit comme un monologue, elle est sûrement très agréable à écouter et elle l'est aussi à lire.
L'histoire de Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento, le pianiste qui a vécu toute sa vie en mer sur un paquebot, le Virginien puis a choisi d'y mourir lors du sabordage du navire dans un immense feu d’artifice est par elle-même exceptionnelle. Mais ce qui contribue à la magie du récit c’est surtout la façon de le raconter ! Le monologue est pris en charge par le trompettiste, Tim Tooney qui a joué six ans aux côtés de Novecento. Humour, poésie, une immense tendresse, une aura de philosophie fataliste, mélancolique et pourtant heureuse font déjà de ce monologue une œuvre d’art. Mais ce qui frappe encore, c’est le rythme et la musicalité de la langue qui, il est vrai est celle d’un musicien, que l’on songe au personnage ou à l’auteur « on jouait du ragtime, parce que c’est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde.
Sur laquelle Dieu danserait, s’il était nègre. »
Écrivain et musicologue, Alessandro Baricco est né à Turin en 1958. J’ai lu cette œuvre traduite par Françoise Brun qui a rédigé par ailleurs une très belle postface.
Extrait choisi :
C’est là, à ce moment-là, que le tableau se décrocha.
Moi, cette histoire des tableaux, ça m’a toujours fait une drôle d’impression. Ils restent accrochés pendant des années et tout à coup, sans que rien se soit passé, j’ai bien dit rien, vlam, ils tombent. Ils sont là accrochés à leur clou, personne ne leur fait rien, et eux, à un moment donné, vlam, ils tombent, comme des pierres. Dans le silence le plus total, sans rien qui bouge autour, pas une mouche qui vole, et eux : vlam. Sans la moindre raison. Pourquoi à ce moment-là et pas à un autre ? On ne sait pas. Vlam. Qu’est-ce qui est arrivé à ce clou pour que tout à coup il décide qu’il n’en peut plus ? Aurait-il donc une âme, lui aussi, le pauvre malheureux ? Peut-il décider quelque chose ? Ça faisait longtemps qu’ils en parlaient, le tableau et lui, ils hésitaient encore un peu, ils en discutaient tous les soirs, depuis des années, et puis finalement ils se sont décidés pour une date, une heure, une minute, une seconde, maintenant, vlam. Ou alors ils le savaient depuis le début, tous les deux, ils avaient tout combiné entre eux, bon t’oublie pas que dans sept ans je lâche tout, t’inquiète pas, pour moi c’est bon, alors d’accord pour le 13 mai, d’accord, vers six heures, ah j’aimerais mieux six heures moins le quart, d’accord, allez bonne nuit, bonne nuit. Sept ans plus tard, 13 mai, six heures moins le quart : vlam. Incompréhensible. C’est une de ces choses, il faut pas trop y penser, sinon tu sors de là, t’es fou. Quand le tableau se décroche. Quand tu te réveilles un matin à côté d’elle et que tu ne l’aimes plus. Quand tu ouvres le journal et tu lis que la guerre a éclaté. Quand tu vois un train et tu te dis «je me tire ». Quand tu te regardes dans la glace et tu comprends que tu es vieux. Quand Novecento, sur l’Océan, plein milieu, leva les yeux de son assiette et me dit : «À New York, dans trois jours, je descends. »
J’en suis resté baba.
Vlam.
La grande Russie ne cesse de me fasciner aussi ai-je choisi cette BD parmi les offres masse critique.
L'image qu'on y trouve de la Russie d'aujourd'hui me semble assez réaliste entre la bourgeoisie intellectuelle qui vit à Moscou, les jeunes qui se bâtissent une vie plus paisible et naturelle en province, les organisations mafieuses locales, les jeunes laissés-pour-compte de cette époque de mutation et les sbires de Poutine, décidés à éradiquer la mafia, coûte que coûte. L'histoire racontée est assez attendue.
Les dessins sont soignés, celui de couverture est un tantinet désuet. Cependant, les couleurs sont harmonieuses, les planches, souvent d'un camaïeu pastel de jaune, d'orange, de beige et d’ocres dégagent une impression d'unité et de douceur en contraste avec la tension du récit ... Ces couleurs chaudes bousculent l'idée que je me fais de la Russie et de ses paysages de taïga ou même de toundra.
Extrait p 12
Bénédicte Ombredanne "ne portait que des couleurs sombres, elle était chaussée de bottines à lacets, elle arborait de la dentelle et des bijoux anciens, elle affectionnait le velours grenat ou Véronèse de certaines vestes de coupe cintrée qu’on trouve dans les friperies. Cette allure évoquait l’univers symboliste d’Edgar Poe et de Villiers de l’Isle-Adam, de Maeterlinck, Huysmans et Mallarmé, un univers crépusculaire et pâli où les fleurs, les âmes, l’humeur et l’espérance sont légèrement fanées, délicatement déliquescentes, dans leur ultime et sublime flamboiement, comme une mélancolique et langoureuse soirée d’automne, intime, charnelle, toute de velours et de rubans soyeux, rosés, rouge sang. Certes, chez elle, ce style était timide voire indécis, il n’émergeait que par de petites touches que diluait le caractère contemporain de la plupart des vêtements ou des accessoires qu’elle portait, son apparence n’était pas excentrique, elle restait relativement modeste et donc conforme à l’idée qu’on peut se faire d’un professeur de lycée, mais à mes yeux Bénédicte Ombredanne délivrait des indices sur la façon dont elle s’imaginait qu’étaient vêtues Claire Lenoir, Ligeia, Bérénice, Morella, l’inconnue de la rue de Grammont, ses héroïnes.
— J’aime beaucoup votre bague, elle vient d’où ?
— Je la porte dans les grandes occasions. C’est une bague que m’a laissée ma grand-mère, elle la tenait elle-même de la sienne, elle date du début du XIXe siècle. On y trouve la peinture d’un regard.
— La peinture d’un regard ?
— Un œil. Regardez. Cette bague a été faite pour une femme amoureuse d’un homme qui était déjà pris. Elle a fait peindre son œil plutôt que son portrait, afin que personne ne puisse l’identifier. C’était une pratique assez courante au XVIIIe siècle.
J’avais entre les miens les doigts vernis de noir de Bénédicte Ombredanne, un œil ancien et minuscule me regardait au milieu de cet entremêlement."
Bénédicte Ombredanne est l'un de ces personnages qu'on n'oublie pas. Ce portrait nous annonce bien qui est cette héroïne éprise d'absolu, dévorée d'un immense appétit de vivre mais contrainte à voler ses instants de vraie vie et à s'étioler doucement jusqu'à mourir. C'est qu'elle ne parvient pas à rejeter le joug d'un premier époux qui n'avait comme ambition que l'héritage puis d'un second époux, pervers, harceleur, sadique, paranoïaque et j'en passe. Existence tragique pour cette jeune femme d'aujourd'hui à qui la vie semblait pourtant promettre un brillant avenir.
Mais Bénédicte Ombredanne ne se réduit pas à cela : elle aime la littérature, rencontre l'auteur de ce roman, lui écrit des mails et des lettres et lui confie même une quarantaine de feuillets écrits "de son écriture". Le roman d'ailleurs mêle des styles très divers. Après sa mort, l'auteur rencontre sa jumelle, dont elle ne lui avait jamais parlé ! de telle sorte que ce roman recèle nombre de mystères ce qui fait de Bénédicte Ombredanne un personnage inoubliable.
" C’est drôle, quand on s’enfonce ainsi en soi et qu’on marche vers cette lointaine lumière habitée, c’est comme un paysage nocturne qui se déploie, grandiose, empli d’autant de sensations et de phrases qu’une forêt peut raisonner de cris d’oiseaux et de bruissements d’animaux, de senteurs de fleurs et d’écorce, de mousse, de champignons. "
Abécédaire :
Arcadie : pays d’origine de Zeus puis pays du roi Lycaon transformé en loup pour avoir mis de la chair humaine au menu et ici ce pays donne son titre à ce roman et son nom à un gourou Arcady.
Bucolique telle est la vie que mène Farah à Liberty house où elle « balise [s]es sentiers, […] marque [s]es arbres et […] recense [s]es sujets : les pipistrelles, les capricornes, les vrillettes, les mésanges, les chenilles, les renards, les orvets… Pas une journée ne passe sans qu’[elle] fasse une nouvelle découverte féerique : champignons rouges à pois blancs, lapins figés par la surprise, myrtilles et fraises des bois, nuées de moucherons en suspension dans le chemin, plume de geai parfaitement rayée de bleu et de noir qu’[elle] empoche comme un talisman.
Corps et âmes hors normes sont assemblés dans la zone blanche de Liberty house « les obèses, les dépigmentés, les bipolaires, les électrosensibles, les grands dépressifs, les cancéreux, les polytoxicomanes et les déments séniles. »
Dos le nouveau nom de Dolores, car « Arcady a donc débaptisé à peu près tout le monde, multipliant les diminutifs et les sobriquets. Mon père est devenu Marqui, qu’il persiste à écrire sans « s » en raison d’une dysorthographie sévère ; ma mère est Bichette, Fiorentina est Mrs. Danvers, Dolores et Teresa sont Dos et Tres, Daniel est Nello, Victor est tantôt M. Chienne, tantôt M. Miroir, Jewel est Lazuli, et ainsi de suite. »
Éden pourrait être l’autre nom de Liberty House, c’est du moins l’ambition d’Arcady
Freaks : Family House est un « refuge pour freaks » après avoir été « un pensionnat pour jeunes filles » et Farah précise : « la maison garde de multiples traces de cette vocation initiale : le réfectoire, la chapelle, les salles d’étude, les dortoirs, et surtout d’innombrables portraits des sœurs du Sacré-Cœur de Jésus, toute une série de bienheureuses et de vénérables qui n’ont de bienheureuses que le titre à en juger par leur teint de pulmonaire et leur regard chagrin. »
Genre : C’est le problème de Farah, est-elle vraiment une fille ? La gynécologue le confirme, il lui manque des attributs féminins et elle a quelques attributs masculins.
Homme sans qualité, (L’) de Musil dont un extrait est donné en exergue.
Indifférencié et diffus, tel est l’amour à Liberty house et Farah rêve d’« un peu d’exclusivité. »
Jeunes filles : elles étaient autrefois les pieuses pensionnaires de la maison mais désormais, elles se font rares hormis les deux jumelles rousses d’Epifanio et Farah.
Kirsten, grand-mère de Farah a coutume de « déambuler dans le plus simple appareil »
Leçons de lecture inutiles pour Marqui mais à la mort de Jean_Louis « les lettres avaient cessé de clignoter, les syllabes de s’intervertir, les mots de se télescoper. Brutalement et tragiquement dessillé, il lisait »
Marqui, « Kirsten et moi, respectivement époux, mère et fille de cette élégante épave. » électrosensible et dépressive qu’est Bichette, la mère de Farah.
Noir comme le jeune Erythréens « beau comme un lys noir » qui fait écrire à Farah que « cette beauté est le commencement du terrible et la fin de l’innocence. »
Omnia vincit amor ! Telle est la devise de Liberty House ou du moins d’Arcady. « L’amour triomphe de tout, c’est entendu, mais il semblerait qu’Arcady ait décidé d’en faire un engin de guerre, une arme non létale mais une arme quand même, histoire de rallier la société à nos vues éclairées. »
Porète comme Marguerite Porète ou Paul Claudel qu’Arcady pille sans vergogne ou comme phalanstère qui pourrait définir Liberty house..
Quatre-vingt-seize ans, c’est l’âge de Dadah « née richissime dans une famille de marchands d’art, [elle] n’a rien trouvé de mieux que de s’enrichir encore, au-delà du raisonnable »
Rokitanski c’est le syndrome que suspecte la gynécologue en examinant Farah.
Salo alias Salomon est le bipolaire du familistère.
Technologies : « Nous avons beau vivre à l’abri des nouvelles technologies, il ne faut pas croire, l’actualité nous arrive quand même : ses vagues viennent mourir aux pieds des murailles de pierres sèches qui enclosent le domaine. »
Uniform ou précisément Mädchen in Uniform c’est ce qui vient à l’esprit de Farah en touchant la rampe de chaine de l’escalier de Liberty House.
Victor, obèse rival au « dandinement grotesque mais inoffensif » de Farah auprès d’Arcady
Wyandotte, c’est une des poules de Liberty House
X comme l’inconnu ou l’infini des menaces qui pèsent sur l’humanité et obligent les parents de Farah à trouver une zone blanche loin des « particules fines, d’ondes magnétiques, de métaux lourds, d’OGM, de pesticides, de déchets polluants, de pluies acides, de composés organiques volatils, de débris spatiaux ou de gaz de schiste : la liste des dangers s’allongeait chaque jour »
Yeux « de lézard » du petit Jean-Louis dont « Sans doute aussi atrophié que son cerveau, [le] cœur avait refusé un tour de roue supplémentaire »
Zéro produit carné, le spécisme des habitants de Family House et leur végétarisme obligent au grand dam de la cuisinière Fiorentina..
extrait : 8. J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir
Je suis arrivée ici en partageant les craintes irrationnelles de mes parents, mais les années passant, les miennes ont pris le pas sur les leurs. Je vais avoir quinze ans, on ne peut plus m’effrayer avec des histoires de phtalates ou de rayonnement électromagnétique : loin de moi l’idée d’en contester le caractère nocif, mais à vrai dire je suis davantage préoccupée de ce que l’homme inflige à l’homme que des perturbateurs endocriniens et des substances carcinogènes. S’il faut mourir de quelque chose, je préfère encore une longue maladie à une balle de kalachnikov : avec une longue maladie, j’aurai le temps de voir venir, le temps de me faire à l’idée, le temps de choisir les amis dont je m’entourerai, et l’endroit précis où j’attendrai la mort – au cœur du cœur de mon royaume, je connais une combe, non même pas une combe, juste un petit affaissement de terrain, tapissé d’herbe tendre et ceint d’un boqueteau de noisetiers, qui fera parfaitement l’affaire. Encore faut-il que je ne meure pas avant, fauchée par une rafale d’arme automatique ou par l’explosion d’une bombe au TATP. Et même si dans mon cas la probabilité d’une mort violente est extrêmement faible, je ne peux pas m’empêcher d’y penser dès que je laisse derrière moi le mur d’enceinte de Liberty House, qui n’aurait rien de dissuasif en cas d’invasion, mais qui a le mérite de matérialiser ce qui nous sépare de ceux qui n’ont pas choisi la voie de la sagesse en sept étapes.
Le titre de ce roman policier est déjà plein d’intrigue : Certes la mort est attendue dans un roman policier, mais le Khazar ancien empire d’Asie centrale et son qualificatif rouge emplissent le titre de mystère ! Si c’était le titre d’un essai historique pourquoi pas mais l’enquête d’un détective de roman policier peut-elle vraiment concerner la disparition d’un empire nomade turc au VIIIe siècle ?
C’est que ce roman policier est l’œuvre d’un historien israélien qui à travers ce récit traite de ses sujets de prédilection parmi lesquels le prosélytisme juif qui fait que les juifs ont des origines plurielles ce qui contredit le récit national.
Loin de ce VIIIe siècle médiéval, l’intrigue se déroule dans un cadre spatio-temporel troublé, celui de la première Intifada et de la fondation du Hamas, des accords d’Oslo, de l’assassinat d’Yitzhak Rabin, de l’arrivée au pouvoir de Benjamin Netanyahou, de la deuxième Intifada et de l’enlisement des espoirs de paix israélo-palestinienne. C’est aussi le temps de la décriminalisation de l’homosexualité en 1988.
Dès lors l’intrigue de ce roman tourne autour du meurtre en 1987 d’un universitaire israélien Yitzhak Litvak, qui justement s’était intéressé à cette théorie du prosélytisme. Peu après le jumeau de Litvak est assassiné à son tour or ce dernier ne menait aucune recherche historique : il était en hôpital psychiatrique ! Et puis Avivit, une jeune femme étudiante à l’université et impliquée dans des groupuscules de gauche est également assassinée sauvagement sur une plage de Tel-Aviv. C’est le commissaire Émile Morkus, un arabe chrétien époux d’une ukrainienne, qui est chargé de l’enquête. Or aucune de ces enquêtes n’aboutit avant le départ en retraite du commissaire.
C’est là l’originalité du roman : grâce au point de vue omniscient, le lecteur connaît bien avant le commissaire le nom du coupable. Avant son départ en retraite le commissaire fera chou blanc sur toutes ses enquêtes. Or en 2007 un nouvel assassinat a lieu, celui d'Yéhouda Guershoni. Il s’agit encore d’un universitaire qui lui aussi travaillait sur le prosélytisme juif et sur le récit national. L’enquête est reprise par le successeur de Morkus. Elle piétine. Morkus s’associe en secret à l’enquête. Cependant Gina, une jeune universitaire de Tel-Aviv également a récupéré les documents de travail de la victime et entreprend de poursuivre ses travaux ce qui lui vaut quelques agressions dont on ignore encore l’origine. Plus précisément, la police en ignore encore l’origine mais le lecteur sait bien que cet agent ultra-sioniste du Shabak (sécurité intérieure) que le narrateur suit depuis le début est forcément mêlé à ces affaires. Étrange ironie dramatique dans un roman policier. La fin du roman nous réserve pourtant des surprises !
Extrait choisi (p 182) :
S’asseoir sur la terrasse face à la mer avait le don de lui remonter le moral. C’est ainsi que, des heures durant, il pouvait contempler la danse incessante des vagues. La vue des barques de pêcheurs voguant vers le petit port de Jaffa avait pour lui une vertu apaisante. Il s’imaginait un monde composé de pêcheurs et de chasseurs. Les premiers, habitués à affronter la mer, étaient enclins à la modestie, tandis que l’accoutumance des seconds au sang et à la tuerie les avait rendus dominateurs et agressifs. Il se demandait parfois si sa vie le rapprochait davantage des pêcheurs ou des chasseurs.
Il n’aimait pas le quartier léché des artistes qui, sur la droite, lui bouchait la vue. En revanche, le rocher d’Andromède, posé juste en face du port, attirait sans cesse son regard. Dans la mythologie grecque, une belle princesse, offerte en victime au monstre de la mer, avait été ligotée au rocher de Jaffa. Persée, fils de Zeus, était venu la délivrer et l’avait épousée. La falaise surplombant la mer avait été le témoin des conquêtes successives de la cité. Elle avait vu passer les Égyptiens antiques, les Philistins, les Perses, les Phéniciens, les Séleucides, les Asmonéens, les Romains, les Byzantins, les musulmans, les croisés, les mamelouks, les Ottomans, les Français, les Anglais et, finalement, les sionistes. La majorité de la population était cependant demeurée la même depuis la nuit des temps. Jaffa, la belle et l’antique, avait toujours survécu aux vainqueurs successifs, jusqu’à ce qu’advienne l’année 1948.
Tout comme le rocher d’Andromède, Morkus se sentait l’un des derniers survivants de ce lointain passé, qui l’obligeait. Le policier n’avait toutefois jamais imaginé qu’un Persée viendrait le délivrer. Les mythes combattants lui étaient étrangers, mais la seconde Intifada, des années 2000 à 2006, avec ses dures vagues de violence, l’avait rendu plus arabe, et un tout petit peu moins israélien. Il avait éprouvé de la douleur au vu des victimes des deux bords, mais les quatre mille morts palestiniens avaient élargi les fissures dans son sentiment d’identité.
.
Les Mal aimés, qui sont-ils dans ce roman ?
Je crois bien que ce sont tous les personnages. Dans cette histoire, il n’y a pas de place pour l’amour, ni pour la beauté. Juste de la jalousie, de l’envie, de la superstition, de la cupidité, de la culpabilité, de la vengeance. Tout cela est-il l’effet ou la cause d’une cruauté déjà ancienne mais jamais oubliée ? Le narrateur nous en rappelle de chapitre en chapitre des horreurs : des enfants condamnés au bagne pour des peccadilles ou pour des forfaits plus graves mais toujours causés par la misère, morts un ou deux ans après leur arrivée :
« Jean Marie Favre, date et lieu de naissance inconnus.
Jugé le 3 août 1880 pour mendicité.
Condamné à la correction jusqu’à ses 20 ans.
No d’écrou : 1629. 1,29 m à l’entrée.
Causes de la sortie : Décédé le 19 septembre 1881. ».
En cette fin du XIX dans la vallée de Vailhauquès l’humanité semble avoir déserté le monde. Le curé rêve de créer un nouveau bagne, l’instituteur confie des bébés indésirés à la Cruere, une immonde marâtre qui n’a rien à envier à la Thénardier et le docteur noie son désespoir dans l’alcool, incapable de sauver qui que ce soit : au secours, docteur Rieux ! Si Victor Hugo ne se dresse pas dans sa tombe en lisant cela, c’est qu’il est déjà mort.
Or et c’est le plus grand mérite de ce roman je crois, l’auteur dresse de chaque personnage un portrait si finement ciselé que malgré la monstruosité, il reste doté d’humanité. Comment alors oublier Alphonse, Léon, Ernest même et aussi Jeanne, Morluc, Étienne, Blanche et Gérault ? Même lorsqu’ils sont proches de l’animalité, le narrateur adopte leur point de vue ou les décrit par le regard d’un autre et ils restent des hommes, malmenés et fouettés par la misère. Alors on lit ce roman comme hypnotisé, sans espoir pourtant de rémission.
Heureusement, quelques belles descriptions de la nature apportent des respirations qui rendent l’horreur plus supportable :
« La chaleur accablante a vidé l’endroit de tous ses bruits, laisse régner le silence, un silence encore plus profond que celui provoqué par la clochette du bedeau lorsque le curé élève le saint sacrement en direction du ciel. Blanche se redresse sur les genoux, relève sa robe pour ne pas l’abîmer, puis avance d’un bon mètre, repose ses fesses sur ses talons. D’un geste de la main, elle retire les brins de paille collés à ses genoux. Elle fixe la nuée de grains de poussière virevoltant dans le rayon de lumière qui force la porte entrouverte. Dans cette myriade de minuscules étoiles éphémères, elle veut voir une image de la vie qu’elle ne connaît pas. L’espace d’un court instant, elle se dit que si le bonheur existe, il doit ressembler à ça. Une sorte de rêve inaccessible. Un rêve de gamine qu’elle a bien vite étouffé. » (p 15)
Dans ce roman publié en mars 2019 en France mais déjà paru en 2016 en Turquie, Oran Pamuk prix Nobel
de littérature en 2006, jongle de façon étourdissante entre symboles, mythes, Orient, Occident, passé et présent, tradition et modernité, réalisme et merveilleux, réalité et apparence. Alors que retenir de cette lecture ?
Que l'absence ou le rejet du père est une caractéristique de l'homme moderne ? Ou de l'homme occidental ? Ou les deux, moderne et occidental sont-ils indissociables ?
Que les mythes induisent immanquablement nos actions ? c'est le cas pour Cem, adolescent sans père qui abandonne à la mort celui qui était pour lui le substitut du père et fait un enfant à la femme qui fut autrefois l'amante de son père. L'histoire d'Oedipe rejouée au XXIe siècle ! Mais c'est le cas aussi de son fils qui le tue d'une balle dans l’œil. Une fatalité, dépourvue toutefois de noblesse : Cem découvre trente ans plus tard que Mahmut, le puisatier qui lui avait servi de substitut de père, n'est pas mort à cause de lui. Le père de Cem, Akin, un pharmacien gauchiste a disparu mais ce n'est pas pour fuir une prédiction, plutôt pour retrouver une autre femme. Cem, lui-même est devenu un riche promoteur et son fils, Enver, qui lui a intenté un procès en reconnaissance de paternité est soupçonné de concupiscence. Or, au mythe grec d'Oedipe est associé à plusieurs reprises celui de Rostam qui dans "Le Livre des rois" tue sans préméditation son fils Sohrab. Sohrab est justement le nom que Cem et son épouse ont donné à leur société de promotion immobilière ! Alors, le fatalité a bon dos, non ?
Que les légendes ont fait long feu ? Cette femme aux cheveux roux qui a séduit le père de Cem et a fait un enfant avec Cem, c'est une figure de Jocaste mais fausse rousse, comédienne et souvent aguicheuse au théâtre, voilà une Jocaste qui sent le souffre !
Qu'Istanbul s'émancipe et se métamorphose ? Du terrain caillouteux où le puisatier et son apprenti s'évertuent à creuser un puits à la ville tentaculaire moderne, c'est aussi ce qu'observe la narrateur au cours de la trentaine d'années que dure l'histoire.
Extrait : L’essentiel de nos fonds passait dans l’achat de terrains ou de vieux immeubles dans des zones vouées à prendre de la valeur, soit pour investir, soit pour obtenir de nouveaux chantiers. Et lorsque j’achetais des parcelles vides en banlieue, j’avais le sentiment d’être comme ces sultans qui tâchent de tromper leur douleur de ne pas avoir d’héritier en annexant de nouvelles provinces à leur empire. Comme Istanbul, Sohrâb connaissait une croissance vertigineuse.
Nous fîmes équiper notre voiture d’un GPS. Les yeux fixés sur cet écran nous indiquant l’itinéraire, ma femme et moi nous rendions dans de nouveaux quartiers d’Istanbul qui nous étaient totalement inconnus, sur les collines d’où l’on apercevait les îles des Princes à l’horizon. Nous étions impressionnés par le rythme effréné de la croissance urbaine, mais au lieu de nous lamenter comme tant d’autres sur la destruction et la disparition de la vieille ville, nous accueillions ces nouveaux lieux comme d’heureuses opportunités d’affaires. Au bureau, Ayşe scrutait quotidiennement les annonces de ventes aux enchères judiciaires parues dans le Journal officiel ; elle suivait également la page « immobilier » du journal Hürriyet et d’autres sites.
(chapitre 32)
Le livre de Jean-Jacques Karmann par ailleurs fondateur de la Gauche Communiste en 1997 et dont le titre est Rosa le retour est paru en février 2019. Il marque le centième anniversaire de la mort de Rosa Luxembourg. Il retrace le parcours de Rosa Luxembourg au travers d’éléments biographiques divers mais aussi en reprenant des articles rédigés par Rosa Luxembourg elle-même. Ce tableau montre que Rosa Luxembourg a mené tout au long de sa vie une réflexion et des actions politiques pour l’instauration d’une société qu’elle voulait socialiste et démocratique. Différentes photos accompagnent le texte dans ce livre : l’époque, les proches de Rosa, mais aussi les leaders politiques qui ont pu la côtoyer et bien évidemment Rosa Luxembourg.
Rosa Luxembourg a été emprisonné à plusieurs reprises elle poursuivra son action malgré tout en publiant en prison des écrits politique mais aussi en rédigeant un nombre important de lettres dont la lecture permet une meilleure appréhension de son action.
Rosa Luxemburg ou Roza Luksemburg est née le 5 mars 1870 ou 1871 en Pologne dans la ville de Zamosc, proche de la ville de Lublin, dans une famille juive de bourgeois aisés. A cette époque, le gouvernement de Lublin est une division administrative de l’Empire russe. Rosa a trois ans quand ses parents s’installent à Varsovie. En 1876, après une chute, un diagnostic de tuberculose osseuse sera fait. Rosa sera alors plâtrée et gardera le lit une année. Lorsque le plâtre sera enlevé, Rosa aura une jambe plus courte que l’autre. Elle n’acceptera jamais ce handicap qu’elle conservera toute sa vie. Jusque l’âge de 9 ans, elle étudie chez elle. En 1880, elle rentre dans un lycée de jeune fille, dans lequel s’appliquait un quota pour les jeunes filles d’origine juive, réservé aux jeunes filles russes et de la noblesse polonaise.
A Noel 1881, Rosa est témoin d’un pogrom qui dure plusieurs jours dans le ghetto juif de Varsovie. Ce pogrom sera un évènement marquant pour Rosa encore petite fille.
Rosa a une scolarité brillante et obtient d’excellents résultats aussi bien dans les matières scientifiques que littéraires. Elle parle le polonais, le russe, l’allemand et le français. Elle acquiert aussi de bonnes connaissances dans le domaine des religions, de la cosmographie, de la calligraphie, de la couture et du dessin. Très jeune, elle montre de l’intérêt pour la poésie et en particulier pour le poète polonais Adam Mickiewicz. Dès l’âge de 13 ans, elle écrit un poème révélant déjà une pensée politique.
Son engagement politique commence en 1887 avec les « jeunes marxistes du Prolétariat ». Menacée d’arrestation, elle quitte la Pologne et trouve refuge à Zurich en Suisse. C’est à cette période qu’elle rencontre Léo Jogishes, juif lituanien, qui sera l’homme de sa vie. Après avoir envisagé de poursuivre sa formation en zoologie, botanique et mathématique, Rosa opte pour une thèse de doctorat en droit et sciences politiques. En 1898, avec l’accord de Léo, elle fait un mariage blanc avec un allemand, Gustave Lubke, ce qui permet à Rosa d’obtenir la nationalité allemande. Elle s’installe alors à Berlin et devient, le 24 mai 1898, membre du parti social-démocrate d’Allemagne. L’intention de Rosa est d’influencer de l’intérieur l’Internationale ouvrière révolutionnaire. Si dans un premier congrès, elle peine à être reconnue, dès le congrès de l’internationale d’Amsterdam en 1904, elle apparait comme une femme dont les qualités seront utiles. Rosa mène alors un combat politique qui aura un rayonnement international.
Avant Lénine, elle s’oppose à la lutte contre le révisionnisme de la théorie marxiste. Elle s’oppose au réformisme et prône le maintien de la lutte de classe et la défense du marxisme révolutionnaire, la perspective étant l’effondrement du capitalisme. Elle considère qu’une démocratie véritable repose sur la dictature du prolétariat et milite pour l’emploi de tous les moyens du pouvoir politique pour l’édification du socialisme. « Sans volonté consciente et l’action consciente de la majorité du prolétariat, pas de socialisme », pense-telle.
Elle fait le choix d’une démocratie sociale opposée à une démocratie bourgeoise. Elle s’oppose à Lénine, considérant que la dictature d’une poignée de personnes n’est pas la voie d’une démocratie socialiste. De la même façon, sur la question de la nation, Rosa plus internationaliste sera plus proche des préceptes marxistes : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous.
Le mouvement spartakiste qui nait en Allemagne à la fin de la première guerre mondiale s’oppose à la guerre avec le projet de développer des conseils à l’image des soviets en Russie. A la fin de l’année 1918, le parti communiste d’Allemagne est créé. C’est dans ces temps troublés que Rosa participe à la rédaction du programme du parti communiste. Une révolution allemande éclate mais elle sera écrasée dans le sang en janvier 1919.
Le 15 janvier 1919 Rosa Luxembourg est arrêtée par des corps francs et elle est molestée, insultée et tuée de plusieurs balles à bout portant. Son corps a été jeté dans le canal qui traverse Berlin, il faudra attendre le 1er juin 1919 pour que son corps soit retrouvé.
Le lecteur trouve dans ce livre une ouverture déjà bien riche sur la culture marxiste.
Mais il brosse surtout le portrait de femme intelligente, libre, battante, comme on en lit rarement. Alors qu’on considère volontiers que les femmes commencent à peine et encore difficilement à échapper à leur relégation aux rôles subalternes, on voit avec Rosa Luxembourg en ce début XX e siècle, que l’intelligence et la volonté surmontent tous les handicaps. Toutefois, ce qui est possible dans des combats extrêmes comme celui de Rosa Luxembourg, le serait-il dans le cadre d’ambitions plus largement répandues ?
extrait d'un article de Rosa Luxembourg dans le journal L'Egalité dirigé par Clara Zetkin :
"Ainsi chaque année, chez les prolétaires, des milliers d’existences s’écartent des conditions de vie normales, de la classe ouvrière pour tomber dans la nuit de la misère. Elles tombent silencieusement, comme un sédiment qui se dépose sur le fond de la société : éléments usées, inutiles, dont le Capital ne peut plus tirer une goutte de plus, détritus humain qu’un balai de fer éjecte.
Brusquement le spectre horrible de la misère arrache à la société son masque de correction et révèle que cette pseudo honorabilité n’est que le phare d’une putain.
Aujourd’hui, il est solide encore, considéré, travailleur ; qu’adviendra-t-il de lui, si demain il est renvoyé parce qu’il aura atteint le seuil fatal des 40 ans au-delà duquel le patron le considère inutilisable ?
Chaque jour, les sans-abris s’écroulent, terrassés par la faim et le froid. Personne ne s’en émeut, seuls les mentionne le rapport de police. À bas l’infâme régime social qui engendre de pareilles horreurs !"
Les Gratitudes est le dernier roman de Delphine de Vigan. Une fois encore, l’auteure nous plonge au cœur de la réalité même si un roman est une fiction ou peut-être d’autant mieux que le roman est une fiction.
Avec Michka c’est l’apprentissage de la déréliction que nous découvrons. Elle qui était correctrice dans une revue, la voilà atteinte d’aphasie. Or cette atteinte n’est pas nette, brutale et totale. Au contraire elle s’insinue : peu à peu les mots se déforment et puis peu à peu ils disparaissent laissant les phrases en suspens. Michka a bien conscience de l’irrémédiable perte. Jérôme son orthophoniste fait ce qu’il peut pour l’enrayer pourtant. Entre eux se tissent une relation humaine qui dépasse clairement les fonctions de Jérôme. Tout cela se passe dans un lieu qui ne laisse pas d’espoir de guérison puisqu’il s’agit d’un Epadh, lieu où l’attente "est une occupation à part entière."
Alors une fois toutes les gratitudes exprimées la perspective est toute tracée pour Michka.
Alors pourquoi lire un tel roman ? Pour l’humanité dont fait preuve l’auteure bien sûr. Pour la délicatesse de son écriture aussi. Ce n’est pas si facile d’écrire comme une aphasique ! Sous la plume de Delphine de Vigan, cela devient une nouvelle langue, une langue chargée de poésie.
Extrait choisi :
« Elle s’assied dans son fauteuil.
— Mais je n’arrive plus à dire, alors elle ne comprend pas. Même quand je suis dans le… la… elle… raboule comme ça.
— Vous voulez que j’en parle ?
— Non, non, surtout pas. Elle va être en colère. Et vous ? (Elle me scanne.) Vous avez l’air triste.
Les vieux sont comme les enfants, on ne peut rien leur cacher.
— Ah bon, vous trouvez ? Non, tout va bien je vous assure.
— Parler… c’est si diffus… ça fatigue, vous savez.
— Je comprends, Michka.
— L’autre jour… j’ai fait un… (elle fait un drôle de geste, d’une main, qui désigne sa tête), j’aimerais vous le dire… mais c’est trop loin.
— Un rêve ?
— Oui, mais méchant.
— Un cauchemar ?
— Oui, avec la… grande régimente… Elle voulait me… débarrasser.
— Vous êtes anxieuse, Michka, ces derniers temps, vous en avez parlé aux auxiliaires ?
— Non, je ne peux pas… Il ne faut pas montrer qu’on est friable, aux militaires… Surtout pas.
Elle tourne un peu dans sa chambre, puis elle revient vers moi.
— Je voulais vous dire…
— Oui.
— C’est le… Ce n’est plus ce que c’était, vous savez. Ça a beaucoup baissé… Et puis j’oublie les… Alors tout est… effaré… égaré. Ça me… fraie.
— Ça vous fait peur ?
— Oui. Mais… froid aussi.»
Lirelire Josiane Bicrel est mis à disposition selon les termes de la licence creativecommons by-nc-sa/4.0
Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les mêmes Conditions
Lirelire est neutre en carbone.