La pièce reprend l'histoire de l'empereur romain assez fidèlement mais Camus en fait une œuvre littéraire et philosophique au service de sa théorie de l'absurde.
Je présente ici cette pièce très célèbre à travers quelques citations choisies :
"Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux" I4
" tout, autour de moi est mensonge et moi, je veux qu'on vive dans la vérité. Et justement, j'ai les moyens de les faire vivre dans la vérité." I4
"Je n'ai pas tellement de façons de prouver que je suis libre." II9
"On est coupable parce qu'on est sujet de Caligula." II9
" Et près des femmes que je caresse, quand la nuit se referme sur nous et que je crois, éloigné de ma chair enfin contentée, saisir un peu de moi entre la vie et la mort, ma solitude entière s'emplit de l'aigre odeur du plaisir aux aisselles de la femme qui sombre encore à mes côtés"II 14
"Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose d'agaçant. J'ai supprimé cela. J'ai prouvé à ces dieux illusoires qu'un homme, s'il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier ridicule." III 2
"On ne comprend pas le destin et c'est pourquoi je me suis fait destin" III 2
" Je sais d'avance ce qui me tuera. Je n'ai pas encore épuisé ce qui peut me faire vivre" III3
" Je crois que toutes [les actions] sont équivalentes" III 6
" Aimer un être, c'est accepter de vieillir avec lui. Je ne suis pas capable de cet amour" IV 13
" On croit qu'un homme souffre parce que l'être qu'il aime meurt en un jour. Mais sa vraie souffrance est moins futile : c'est de s'apercevoir que le chagrin non plus ne dure pas. Même la douleur est privée de sens" IV 13
" Me voilà encore plus libre qu'il y a des années, libéré que je suis du souvenir et de l'illusion." IV 13
"Cette logique implacable qui broie des vies humaines pour parfaire enfin la solitude éternelle." IV 13
"Certains ne deviennent jamais fous ... Leur vie doit être bien ennuyeuse." c'est la déclaration de Charles Bukowski choisie par l'auteur comme exergue de son roman.
Ce roman est effet est le récit d'un enfant dont les parents vivent un amour fou et une existence à sa mesure rythmé par danse, musique, alcool, fêtes, château en Espagne ... à en perdre la tête. L'enfant dans cette affaire est à la fois témoin, complice, victime et bénéficiaire : faute d'adaptation à l'école, sa mère lui a accordé une "retraite anticipée" qui lui permet de participer aux aventures familiales, toujours accompagné de la demoiselle de Numidie, "Mademoiselle Superfétatoire". Un sénateur, surnommé "L'ordure" est l'ami protecteur de la famille, il participe aux fêtes et aux frais. Mais un jour, un huissier se présente au domicile du couple et la vie bascule...
Ce roman tourbillonnant, pétillant, drôle, spirituel et pourtant tragique a remporté plusieurs prix en 2016 mais je ne le découvre que maintenant au hasard de pérégrinations en librairie. Il a pourtant été adapté au théâtre et au cinéma !
extrait choisi : "Elle s'extasiait de tout, trouvait follement divertissant l'avancement du monde et l’accompagnait en sautillant gaiement. Elle ne me traitait ni en adulte, ni en enfant mais plutôt comme un personnage de roman. Un roman qu'elle aimait beaucoup et tendrement et dans lequel elle se plongeait à tout instant. Elle ne voulait entendre parler ni de tracas, ni de tristesse.
_ Quand la réalité est banale et triste, inventez-moi une belle histoire, vous mentez si bien, ce serait dommage de nous en priver.
Alors je lui racontais ma journée imaginaire et elle tapait frénétiquement dans ses mains en gloussant :
_ Quelle journée mon enfant adoré, quelle journée, je suis bien contente pour vous, vous avez dû bien vous amuser !
Puis elle me couvrait de baisers. Elle me picorait, disait-elle, j'aimais beaucoup me faire picorer par elle. Chaque matin, après avoir reçu son prénom quotidien, elle me confiait un de ses gants en velours fraîchement parfumé pour que toute la journée sa main puisse me guider"
Clara lit Proust est le récit d’une épiphanie : la découverte de La Recherche du temps perdu par Clara jeune coiffeuse du salon chez Cindy à Chalon sur Saône, épouse d’un pompier est pour elle une révélation lumineuse. Sa vie tout entière s’en trouve bouleversée. Rien pourtant ne semblait l’y préparer. On peut lire ce livre comme une apologie du pouvoir de la lecture et surtout comme une épiphanie : « L’affaire est de se libérer soit même : trouver ses vraies dimensions, ne pas se laisser gêner » est la citation de Virginia Woolf que l’auteur place en exergue.
Mais ce serait oublier Proust, omniprésent dans ce livre. Les personnages du salon, la patronne Mme Habib, la collègue Nolwenn, le collègue Patrick mais aussi la voisine du bar tabac Lorraine et bien sûr les clientes, Claudie en particulier, semblent avoir une sorte de lointaine parenté avec la duchesse de Guermantes, la tante Léonie, Odette, Charlus, Swann et les autres. C’est comme si le regard de Proust sur les êtres se portait aussi sur ces personnages modernes. Un entrelacs se dessine peu à peu entre le monde de Clara et celui de Proust dont des extraits de textes sont régulièrement cités, lus par Clara. Pourtant au contraire de l’écriture de Proust, l’auteur privilégie ici les chapitres courts voire très courts, les phrases brèves alors même que la longueur et la complexité des phrases de Proust est maintes fois rappelée, au début comme un frein à la lecture puis comme une trace de l’extrême précision de ses évocations. Proust est mort le 18 novembre 1922, bientôt 100 ans mais on voit bien ici qu'il n'a pas disparu.
Tout cela donne à ce roman l’effet d’une petite friandise qu’on aurait bien tort d’ignorer.
Extrait choisi : « Mme Habib dans son salon à neuf heures du matin ressemble à une femme jouant au casino le samedi soir. Chemisier de soie havane ou léopard, bracelet faisant cliqueter ses moindres gestes et Shalimar, beaucoup de Shalimar, tellement de Shalimar que le parfum, imprégnant l’endroit, en est devenu la marque autant que son carrelage blanc à effet marbré ou les deux notes de son carillon à l’entrée. Son maquillage excessif accentue l’expression de fatigue de ses yeux sortant légèrement de leurs orbites. Sa voix est enrouée, cassée par la cigarette comme à la fin d’une journée passée à attendre. Son teint est bistré par la poudre autant que les séances sous les lampes, Madame Habib est accro au bronzage ( aux beaux jours, à la pause déjeuner, il n’est pas rare de la voir, place de la Libération, assise à un bout de banc pas encore à l’ombre, déguster sa salade de riz, le visage offert au soleil). »
Algérie,la conquête relate des événements passés, une histoire oubliée, même si ce n’est ni la conquête romaine de l’Algérie, celle des vandales, des arabes quand la population était berbère ni,au XVIe siècle,la domination espagnole.
La conquête en question ici est celle de l’Algérie par la France au XIXe siècle. En 1830, l’Algérie est un État autonome intégré à l’empire ottoman. Elle est redoutée en raison de multiples actes de piraterie qu’elle exerce en Méditerranée. Pour les peuples européens qui commercent en Méditerranée, l’Algérie est un élément qu’il faut contrôler et dont il faut vite arrêter les exactions. C’est un événement diplomatique_le dey d’Alger frappe avec son chasse mouche le consul de France_ qui conduit Charles X à enclencher le processus de la conquête de l’Algérie. Le 14 juin 1830, le corps expéditionnaire parti de Toulon comprenant 65 000 hommes à bord de 460 navires débarque à l’Est d’Alger, à Sidi Ferruch. Les soldats français font face à des forces arabes et turques importantes de 40 000 hommes qui connaissent le terrain. Après 20 jours de combat, les troupes françaises obtiennent le 5 juillet la reddition du dey d’Alger Pour la France, la conquête et la prise d’Alger qui avait pour but d’arrêter la piraterie et ainsi sécuriser la Méditerranée pour le commerce va évoluer en une opération militaire plus globale visant à occuper toute la côte, d’Oran à l’Ouest jusqu’à Bône à l’Est. En France, sur la même période, des événements font tomber le gouvernement de Charles X et c’est le roi Louis-Philippe qui lui succède. L’opération militaire française de sécurisation de la Méditerranée est réussie. Pourtant, bien que la France dispose d’une force militaire importante, le processus de conquête de l’Algérie va être entravé par le refus de soumission des peuples autochtones. La figure de la résistance à l’occupation française sera représenté par Abd el Kader. Proclamé sultan et calife en 1832, il mène une lutte permanente contre les forces françaises et travaille à l’unité des tribus jusqu’à décembre 1847, année où il décide de se soumettre. L’auteur relate bien les violences exercées par les différents protagonistes sur toute la période de colonisation.
A travers ce livre on comprend mieux les difficultés que l’État français a rencontré avant d’arriver à une relative stabilité nécessaire à l’établissement d’une colonisation prospère et l’instauration d’une administration civile du pays. A travers cet ouvrage on découvre aussi des personnages connus qui prennent ici une épaisseur particulière. Ainsi, Louis Philippe qui était prêt à abandonner l’Algérie et opte finalement pour une colonisation totale. Napoléon III qui souhaite l’assimilation des populations. « au lieu de suivre l’exemple des Américains du Nord qui poussent devant eux jusqu’à ce qu’elle soit éteinte la race abâtardie des Indiens, il faut suivre celui des Espagnols du Mexique qui se sont assimilé tout le peuple indigène».Abd el Kader apparaît ici dans toute sa complexité,à la fois un religieux, un politique et un guerrier. D’autres protagonistes comme Yussuf ne sont pas connus mais entraînent le livre dans une dimension romanesque. De même, les témoignages de nombreux militaires viennent illustrer leur engagement et leur courage presque insensé dans des combats où certains perdront la vie. Pour conclure, « Algérie, la conquête » m’a permis de sortir de la représentation que j’avais de la conquête de l’Algérie que je croyais jusqu’ici avoir été plutôt aisée et brève. Le processus de colonisation est clairement expliqué et donne aussi les prémices de ce qui aboutira aux accords d’Evian et à l’indépendance de l’Algérie.
Comment désigner cette œuvre parue 1990 et publiée par Gallimard en 1994 ? Roman d'Amour ? notes d'écrivain ? Il s'agit en effet d'un dialogue entre Philip (l'auteur ?) et successivement plusieurs femmes, fictives ou réelles, anglaises, slaves ou américaines, épouse légitime ou maitresses. Les sujets de ces dialogues sont les sujets chers à l'auteur et ils s'enchainent ici abruptement, sans véritable fil conducteur passant de la sexualité à la vie des juifs ou à l'écriture, de la tromperie à la littérature. Quelques mots en majuscules relancent de temps à autre la conversation : JE VAIS.... JE SUIS ... TU ... J’ÉTAIS ... J'AI... On ne peut pas dire que ce soit des mots très originaux mais peut-être ont-ils un sens. En effet il s'agit dans ce roman de mieux comprendre qui on est, quelle est la part de la réalité et celle de la fiction, du rêve et du réel et cela à travers un dialogue tantôt léger, tantôt très littéraire voire philosophique. Voila donc un roman qui interroge avec brio les limites du genre romanesque.
Extrait choisi : " L'une est une silhouette esquissée dans un carnet au fil de conversations, l'autre est un personnage très important empêtré dans l'intrigue d'un livre complexe. Je me suis imaginé, extérieur à mon roman, en train de vivre une aventure avec un personnage à l'intérieur de mon roman. Si Tolstoï s'était imaginé amoureux d'Anna Karénine, si Hardy s'était imaginé mêlé à une aventure avec Tess – écoute, je suis mes inclinations là où elles me mènent – ah, et puis merde. Que suggères-tu, que je me surveille ? Que je ne cède pas à cette sorte d'impulsion par peur de... peur de quoi ? D'une opinion éclairée encline à la lascivité ? Eh bien, ni par toi ni par personne d'autre, je ne serai jamais censuré de cette façon !
– Oh, l'hypocrisie du menteur pris en flagrant délit ! Cesse donc de faire ton foutu hypocrite et ne crie pas après moi – Je ne supporte pas que l'on me crie après ! Tu es coincé et tu essaies de me brouiller les idées ! "
Un film a été réalisé en 2021 à partir de ce roman, je ne l'ai pas encore vu. Il me semble qu'un tel roman pose quelques difficultés d'adaptation
Ce court roman publié en mai 2022 mais écrit fin 1990, est comme un condensé de l’œuvre d'Annie Ernaux.
A la première personne, à l'imparfait et au passé composé, l'autrice raconte une aventure amoureuse vécue avec un jeune étudiant de trente ans plus jeune qu'elle : pour lui qui vient d'un milieu populaire, elle est une "bourge"exactement l'inverse de ce qu'Annie Ernaux a vécu avec son mari. Ils s'installent dans le studio d'étudiant du garçon, face à l'hôpital où des années plus tôt, Annie Ernaux avait été sauvée d'une hémorragie après un avortement. Tous deux, ils prennent plaisir à observer quand ils sortent les réactions des gens, réactions qui confirment l'incongruité de leur couple. Elle se souvient alors avec délice de sa jeunesse où elle était scandaleuse à se promener entre ses parents dans une robe moulante, sans gaine ! Pour elle, leur relation est l'occasion de mesurer le temps, les années que lui n'a pas connues et que parfois elle revit avec lui tel un palimpseste, les années qu'il connaitra et qu'elle ne verra jamais aussi. Mais sans l'écriture, leur histoire serait incomplète : "Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues", précise l'autrice en exergue. Lorsque le jeune homme exprime le désir de faire un enfant avec elle, puisque désormais les progrès scientifiques l'autorisent, elle se souvient que depuis la naissance de son second fils, il y a vingt-huit ans, elle s'est promis de ne plus jamais avoir d'enfant. En somme, voilà une clé pour mieux lire et relire l'oeuvre d'Annie Ernaux.
extrait choisi : "À la différence du temps de mes dix-huit, vingt-cinq ans, où j’étais complètement dans ce qui m’arrivait, sans passé ni avenir, à Rouen, avec A., j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse. Ou encore celle d’écrire / vivre un roman dont je construisais avec soin les épisodes. Celui d’un week-end au Grand Hôtel de Cabourg, d’un voyage à Naples. Certains avaient été écrits déjà, telle l’escapade à Venise, où j’étais allée pour la première fois avec un homme en 1963, où j’y avais retrouvé en 1990 un jeune Italien. Même l’emmener à une représentation de La Cantatrice chauve à la Huchette était le redoublement d’une initiation pratiquée avec chacun de mes fils, à leur entrée dans l’adolescence."
Ce roman publié aux États-Unis en 2018 a été traduit et publié au Seuil en 2020. Il s'agit du premier et, pour le moment, unique roman de cette romancière et zoologiste jusque là connue comme scientifique.
Or c'est un magnifique roman, un roman très complet : il vous émeut par l'histoire de la jeune Kya "la fille des marais", celle que tous abandonnent et que beaucoup rejettent ; il vous éblouit par la poésie de ses magnifiques descriptions des marais de Barkley Cove en Caroline du Nord, de leur faune, de leur flore ; il vous tient en haleine jusqu'aux toutes dernières pages par l'intrigue policière et par les allers-retours entre les années, de 1952 à 1970 ; il vous cultive par les très nombreuses explications concernant la faune des marais ; il vous donne à réfléchir par les rapprochements établis entre les modes de vie des humains et celui des animaux... Cela justifie peut-être les quatre millions de lecteurs.
Le personnage de Kya, enfant abandonnée et femme indépendante, libre et forte pourrait à lui seul l'expliquer mais ce serait sans compter sans Tate, Jumping et Mabel dont l'humanité rachète un peu le racisme, l'intolérance, l'orgueil, la fourberie des autres représentants de l'espèce.
En somme, un roman à ne surtout pas manquer sous un titre aussi poétique qu'énigmatique, tout à fait révélateur du talent de l'autrice dont j'aimerais lire d'autres récits.
extrait choisi : " La lagune sentait à la fois la vie et la mort, un mélange organique de promesses et de décomposition. Les grenouilles coassaient. Avec mélancolie, elle regarda les lucioles griffer le ciel de la nuit. Elle n’en capturait jamais, on en apprend plus sur les insectes quand ils ne sont pas enfermés dans un bocal. Jodie lui avait expliqué que la luciole femelle produit un clignotement sous sa queue pour faire signe au mâle qu’elle est prête à s’accoupler. Chaque espèce de luciole possède son propre langage de lumières. Tandis que Kya les observait, quelques femelles émettaient leur rayon intermittent tout en dansant en zigzag, tandis que d’autres décrivaient des figures différentes. Les mâles, bien sûr, connaissaient les signaux et ne se dirigeaient que vers les femelles de leur espèce. Puis, ainsi que Jodie le disait, les insectes frottaient leurs derrières l’un contre l’autre comme la plupart des créatures vivantes, pour donner naissance à des petits. Soudain, Kya se redressa et concentra toute son attention : une des femelles venait de changer de code. Elle commença par la séquence ordinaire, points et traits lumineux, attirant un mâle de son espèce, et ils s’accouplèrent. Puis elle se mit à émettre des signaux différents, et un mâle vola vers elle. À lire son message, il s’était persuadé qu’il avait trouvé une femelle de son espèce désireuse de le rencontrer et il s’approcha pour s’accoupler. Mais brusquement, la femelle se releva, le prit entre ses mandibules et l’engloutit, dévorant ses six pattes et ses deux ailes"
Publié en 1989 et distingué du prix Femina la même année, ce roman est le troisième d'une série d'une quarantaine de romans de Sylvie Germain dont j'ai chroniqué ici aussi Magnus.
L'action de Jours de colère se déroule dans les forêts de l'Yonne traversées par la Cure, rivière désignée comme torrent dans le récit. L'époque est difficile à situer mais c'est probablement la fin du XIXe siècle ou le début du XXe car il est question, à la fin, d'une guerre, celle de 70 ou celle de 14. Quoi qu'il en soit, c'est loin du monde, sans livres, sans journaux, sans électricité, sans téléphone ni internet que vivent nos personnages, les Corvol, les Mauperthuis, les Verselay, ..., familles de bûcherons, de bouviers ou de flotteurs de bois. Au départ, ce sont les Corvol qui possèdent les forêts et font travailler les autres familles mais le crime passionnel perpétré par Marceau Corvol contre son épouse Catherine bouleverse l'ordre des choses. Ambroise Mauperthuis, parce qu'il a surpris le secret de Corvol, devient l'unique propriétaire des forêts. Or Mauperthuis est vorace, les biens ne suffisent pas, il veut aussi engloutir le nom des Corvol. Il veut alors contraindre son fils aîné à épouser la fille Corvol mais celui s'est épris de Reinette, fille unique des Verselay avec laquelle il vivra des jours heureux et engendrera neuf fils. Furieux Ambroise Mauperthuis maudit son fils ainé et le déshérite. Il revient alors au fils cadet d'exécuter le projet de son père en épousant la fille Corvol avec laquelle il aura un seul enfant, une fille, Camille, copie conforme de sa grand-mère Catherine dont Ambroise Mauperthuis était tombé amoureux en la voyant mourir. L'histoire connait alors de multiples rebondissements et le récit tumultueux tient le lecteur en haleine.
Mais ce qui me semble le plus caractéristique de ce roman, c'est la mise à distance de tout ce que l'on nomme la civilisation ou la culture de telle sorte que tout s'exprime et se ressent par les sens et par les émotions. Couleurs, volumes, formes, sons, bruits, odeurs, parfums, textures ... les sensations sont décrites à travers un lexique riche et varié de telle sorte que la langue se fait poésie et que cet univers du sensible n'a rien à envier à un monde plus cérébral. Tout juste a-t-il encore besoin d'un peu de mythologie.
extrait choisi : "Les derniers feux du jour viraient au pourpre derrière les monts, et les forêts se resserraient en une masse violâtre comme les entrailles d’une gigantesque laie d’où la nuit allait surgir. Les deux hommes se tenaient face à face, les traits accusés par l’ombre montante. En silence le père détacha sa ceinture, la retira, l’empoigna par la boucle puis rejeta son bras en arrière pour donner plus de force et d’élan à son geste. Il fixait son fils droit dans les yeux. Ephraïm ne cilla pas. « Renonce ! cria Ambroise qui retenait encore son geste ; c’est la Corvol qui sera ta femme ! Pas une autre, aucune autre, t’entends ? – Je renonce, répondit d’un ton calme Ephraïm ; je renonce à toi, à tes bois. Je vais épouser Reine Verselay. » Alors le père lança son bras. Il cingla son fils en plein visage avec son ceinturon. Le coup frappa Ephraïm de la tempe jusqu’au cou. Tout un pan de son visage était blessé. Était marqué. Il était l’arbre condamné, le fils rejeté. Celui destiné à s’abattre. Mais ce serait de son plein gré, emporté par le poids de son seul désir, qu’il allait s’abattre, et ce serait contre le corps de Reinette-la-Grasse qu’il tomberait. Il serra les mâchoires et les poings sous l’assaut de la douleur mais ne dit rien, ne bougea pas. Du sang coulait le long de sa joue. Il lui sembla sentir à nouveau la chaleur du four à pain de la Ferme-du-Bout. Il n’avait pas détourné son regard du visage de son père, mais ce visage mauvais, tout tendu de colère, s’éloignait déjà de lui, il se brouillait dans les ombres du soir, et à nouveau les sensations se confondaient en lui. Tout se tordait et se gonflait dans un même rougeoiement, – les derniers nuages au ciel, le sang coulant le long de sa joue, les lueurs du four à pain de la Ferme-du-Bout, la chevelure de Reine. Il ressentait en même temps la douleur présente et la jouissance promise, la faim et le désir, la colère et la joie. Ambroise Mauperthuis laissa retomber son bras. « Voilà qui est fait, père », dit d’une voix sourde Ephraïm."
La hantise de la désagrégation du corps et de la mort, tel est le sujet de ce roman publié chez Gallimard en 2007. C'est dire si la lecture de ce roman n'est pas une partie de rigolade !
Le récit commence par l'enterrement du héros dans un cimetière juif presque abandonné du côté de Newark : sa fille Nancy, son frère ainé Howie puis ses deux fils, Lonny et Randy lui rendent un dernier hommage. Puis le roman retrace les étapes de la vie de ce héros, proche de l'auteur comme souvent chez Roth, et le récit s'attache à souligner la lente mais inexorable déréliction du corps, le lent mais inexorable détachement du monde des vivants. Depuis l'opération d'une hernie à l'aine à l'adolescence, les opérations n'ont cessé de se succéder, les artères ne cessent de donner des alertes. En même temps, après l'échec successif de trois mariages, une retraite de son agence de publicité, l'abandon de son cours de peinture, la maladie ou le décès de ses collègues, la solitude est à son comble. Lorsqu'il rentre, seul, à l’hôpital pour se faire opérer de l'artère carotide droite, il demande une anesthésie générale et c'est donc les yeux fermés qu'il meurt. Comment ici ne pas penser aux beaux vers d'Hadrien traduits par Marguerite Yourcenar en épilogue des Mémoires d'Hadrien : "Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…"
Le sujet est ainsi de ceux qu'il convient d'aborder avec un solide appétit de vivre mais comment rester insensible au mélange subtil d'ironie et de clairvoyance qui donne à cette écriture son pouvoir de fascination ? et pour finir : "Les paroles prononcées par les os l’avaient rendu allègre, insubmersible. De même que son triomphe de haute lutte sur son propre marasme. Plus rien ne pourrait éteindre la vitalité de ce gamin dont le petit corps-torpille fuselé, immaculé, avait jadis chevauché les grosses vagues atlantiques, dans l’océan déchaîné, à cent mètres des grèves. Oh, quelle ivresse ! l’odeur de l’eau salée, la brûlure du soleil ! La lumière du jour, la lumière qui pénétrait partout, jour après jour d’été, la lumière du jour, brasillant sur la mer vivante, trésor optique si vaste, d’une valeur si astronomique, qu’il croyait voir sous la loupe de son père, gravée à ses initiales, la planète elle-même, parfaite, précieuse, sa demeure, ce joyau d’un million, d’un billion, d’un trillion de carats, la Terre ! Il coula sans venir voir le coup, sans jamais pressentir l’issue, avide au contraire de s’assouvir encore, mais il ne se réveilla pas. Arrêt cardiaque. Il n’était plus. Affranchi de l’être, entré dans le nulle part, sans même en avoir conscience. Comme il le craignait depuis le début."
Annie Saumont était une nouvelliste hors pair, j'aime la retrouver de temps à autre.
Dans cette nouvelle publiée en 2002 aux éditions Joëlle Losfeld, Annie Saumont tient en haleine ses lecteurs jusqu'au bout mêlant les lieux et les époques dans le récit autobiographique de sa narratrice. Celle-ci tisse des liens arachnéens entre l'histoire de la Renaissance espagnole, le souvenir de quelques jours de sa jeunesse, le présent d'un voyage en voiture avec des inconnus mais aussi entre le bleu et le jaune des cirés des hippies, le rouge des gouttes de sang, le noir de la nuit ou de l'inquisition. A la fin du récit, le lecteur réalise que depuis le début, la narratrice le mettait sur la voie mais entre son récit et le récit enchâssé, sa sagacité est mise à l'épreuve. C'est que la vérité n'était pas facile à dévoiler. Le titre de la nouvelle est pourtant à lui seul tout un programme.
Extrait qui révèle aussi la beauté du texte : "A Madrid, le jeudi matin, ciel de nacre, un soleil fou. Ça avait commencé ainsi. Nous avions déposé les bagages dans un hôtel de la Calle Mayor. Mon frère semblait impatient de partir en promenade. Nous étions allés un peu au hasard jusqu'au bord de l'étroit Manzanares et bientôt nous franchissions les grilles de la Casa del Campo. Le peuple de la ville déambulait autour du lac parmi les taillis des buttes, entre les arbres à présent clairsemés de ce qui avait été autrefois la chasse de Felipe II."