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8 juin 2022 3 08 /06 /juin /2022 15:21

Traduit du Russe par  Paul Lequesne et publié chez Liana Lévi, ce roman de l'auteur du Pingouin ou de Les Pingouins n'ont jamais froid  ou encore de Laitier de nuit est publié en France en  février 2022 mais l'auteur nous renvoie en 2017 alors que le Donbass est en proie depuis 2014 à de violents combats entre Ukrainiens et séparatistes prorusses soutenus par les Russes.

Le héros, Sergueïtch, vit dans une "zone grise", à Mala Starogradivka, un village abandonné où seuls vivent notre héros ukrainien et son ami-ennemi Pachka pro-russe. Ils forment un duo plutôt bancal mais solidaire car la nécessité les y contraint : ils n'ont ni vivres, ni eau, ni électricité et n'ont que peu de contacts avec le reste du monde. Parfois un dignitaire ukrainien vient à  Mala Starogradivka pour se ressourcer en dormant sur les ruches ! Notre héros en effet est un apiculteur passionné si bien qu'une fois l'hiver passé, il songe à quitter cette zone "grise" afin que des abeilles puissent aller butiner en paix, ailleurs qu'entre les échanges de bombes, grenades ou tirs. Il s'installe bientôt dans un village Ukrainien où il campe sa tente et pose ses six ruches. Tout semble aller pour le mieux, une idylle se noue entre l'épicière du village et  Sergueïtch, les abeilles produisent leur miel et l'épicière le vend. Mais la guerre les rattrape : Sergueitch est regardé de travers car il vient du Donbass. Il poursuit alors son périple avec ses ruches jusqu'en Crimée, annexée par les Russes depuis 2014, où il voudrait retrouver son ami Tatar apiculteur comme lui....

Dans ce roman, j'ai retrouvé avec plaisir la fantaisie, l'humour et la poésie qui font le charme des précédents récits de Kourkov mais ce qui est marquant c'est qu'ici le héros conserve un optimisme à toute épreuve en dépit des circonstances tragiques : le lecteur est alors pris en tenaille entre la révolte qu'il est conduit à éprouver et l'optimisme de ce regard du héros sur des situations que l'on sait épouvantables comme les enlèvements, tortures, assassinats de Tatars en Crimée ou comme les syndromes post traumatiques d'un jeune combattant ukrainien.

Les circonstances dans lesquelles paraît ce roman lui donnent un écho encore plus tragique. L'auteur désormais se fait chroniqueur d'une guerre fratricide. Pourvu qu'on n'y perde pas sa fantaisie, son humour, sa poésie !   

extrait choisi : 

"Mais si la guerre devait se prolonger, il abandonnerait le village aux soins de Pachka et emmènerait ses abeilles – les six ruches – là où il n’y avait pas de guerre. Là où les champs n’étaient pas creusés de trous d’obus mais semés de fleurs sauvages ou de sarrasin, où l’on pouvait marcher aisément et sans peur dans la forêt, dans les prés et sur les chemins de traverse, un lieu habité où, même si les gens ne souriaient pas au premier venu, leur nombre et leur insouciance faisaient paraître la vie plus douce.

Penser à ses abeilles l’apaisa et en quelque sorte le rapprocha du sommeil. Il se rappela le jour, cher à sa mémoire et à son cœur, où il avait reçu pour la première fois la visite du maître du Donbass et de presque tout le pays, son ancien gouverneur, un homme compétent sous tous rapports, compétent et inspirant confiance, comme les vieux bouliers qui servaient au calcul. Il était arrivé en jeep avec deux gardes du corps. La vie alors était tout autre, paisible. Il s’en fallait de dix ans encore que n’éclatât la guerre, sinon plus. Les voisins avaient déboulé de chez eux, pour regarder avec jalousie et curiosité l’homme-montagne franchir le portillon et serrer la main de Sergueïtch dans son énorme pogne. L’un d’eux l’avait peut-être entendu demander alors : « Sergueï Sergueïtch, c’est donc toi ? C’est chez toi qu’on peut faire la sieste sur des abeilles ?"

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24 mai 2022 2 24 /05 /mai /2022 15:03

Le narrateur vit dans un orphelinat en Sibérie où il est scolarisé. C'est là qu'il rencontre Vardan, un jeune garçon dont il prend la défense lorsque les collégiens l'agressent. Vardan, en effet semble différent en tout : il a une façon de raisonner et de rêver que les collégiens ne peuvent comprendre, il souffre d'un mal qu'ils ignorent. Le narrateur pourtant se lie d'amitié avec Vardan dont les différences lui semblent merveilleuses. Rosine, le professeur de mathématiques semble lui aussi comprendre le jeune garçon. 

Cette amitié singulière  permet au narrateur d'être reçu dans le quartier du "Bout du diable"  où vit Vardan avec  sa famille arménienne. Ceux qui vivent là s'y sont installés en attendant le jugement et la libération des prisonniers arméniens accusés de subversion séparatiste et complot anti soviétique. En les écoutant, le narrateur découvre la tragédie du génocide qu'ont traversé les familles avant de se retrouver là postées devant une prison soviétique. Leur installation semble précaire mais toute imprégnée d'une culture que le narrateur découvre avec curiosité : traditions, langue, objets. Le souvenir du Mont Arrarat hante les esprits de tous ces déracinés jetés sur les routes d'un interminable exil. Le narrateur quant à lui revient bien plus tard sur les lieux, hanté par le  souvenir de son ami Vardan mais aussi de son entourage, sa mère adoptive Chamiram, Gulizar, sa soeur, belle comme une princesse caucasienne, ou encore le sage Sarven. 

Ce récit est ainsi l'occasion de découvrir un pan plutôt méconnu de l'histoire  et de retrouver la belle écriture classique d'Andrei   Makine.

Extrait choisi : "Le lointain pays caucasien dont je ne connaissais presque rien se laissa imaginer dans la senteur amère du parfum et, plus encore, dans la patine de la résille d’argent qui enchâssait le flacon.

       Ma toute première impression venant du « royaume d’Arménie » fut donc dérisoirement ténue : un effluve odorant et cette teinte, noire et argentée, tonalités qui ouvraient l’enfilade d’un temps ancien – plus qu’elles ne signifiaient la simple alliance de couleurs. Les objets qu’il me serait donné de voir dans le « royaume » m’étonneraient toujours par leur aspect subtil, chantourné, « trop beau », me dirais-je, vu leur simplicité utilitaire. L’époque constructiviste où nous vivions et dans laquelle tout devait répondre à un but précis, à l’efficacité brute, rendait la beauté plus ou moins superflue et privilégiait un matériel sobre, sans aucune recherche esthétique, sans la profondeur d’une vie révolue. Le flacon « inutilement » enchâssé d’argent sembla interrompre le temps que j’avais connu jusque-là.

       La mère de Vardan s’appelait Chamiram et, après m’avoir soigné, elle me parla d’une manière à laquelle je n’étais pas habitué et qui me transfigura, par le seul timbre de sa voix, en leur hôte, m’octroyant la qualité d’un adulte respecté et rendant sans importance l’extrême dénuement de mon piètre « statut social ».

       « Et si vous preniez un café avec nous ? »

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14 mai 2022 6 14 /05 /mai /2022 13:18

Triste, j'ai trouvé ce roman triste : une fille tente de fuir sa condition et sa région, réussit brillamment avant d'atteindre le burn-out et finalement le plafond de verre, un homme qui brille sur la glace et rêve d'exploits sportifs avant de se retrouver sur la touche, trop vieux pour les compétitions, un vieil homme qui trouve un nouvel élan à s'occuper de son petit-fils mais en est brutalement séparé et dépérit lentement, des jeunes gens qui n'ont pas vu le temps filer et passent  des soirées à s’enivrer, tout, tout est triste dans ce roman, même la chair ! Quel amour en effet pourrait réunir deux quarantenaires aussi différents que Hélène, devenue une consultante expérimentée et urbaine avec Christophe le vendeur de nourriture pour animaux domestiques qui n'a jamais quitté son patelin et peine à devenir adulte ? Le mariage de l'ami de Christophe, Greg, donne le coup de grâce à cette tentative. Ce mariage d'ailleurs est une apothéose de la liesse populaire mais aussi vulgaire, complètement inaccessible à ceux qui ont changé de rang et se sont urbanisés. Cela rappelle un peu Germinal de Zola et notamment la balade à cheval de Hennebeau un dimanche où les mineurs se livrent sans vergogne à tous les plaisirs de la chair  et du ventre.

Alors, un roman réaliste sur cette Lorraine aujourd'hui sinistrée ? L'auteur en effet évoque les élections de 2017, la construction des grandes régions, le désengagement politique, la montée de l'extrémisme mais cela ne contribue pas à sauver ce roman de sa tristesse. 

Extrait représentatif :

"Alors, tout était allé encore plus vite, jusqu’à cette formidable course d’endurance : l’âge adulte, avec sa fatigue sans rebord qu’on n’avoue jamais, un effort après l’autre et puis derrière, le suivant, parce que le boulot, les enfants et déjà un peu la mort, discrète mais qu’on sent poindre parce qu’il faut deux jours pour récupérer d’une mine, que le sommeil est devenu une brume légère que chasse le moindre souci, et demain ce sera déjà fini. C’est comme ça que Christophe avait compris, cette vie n’avait pas été la sienne. Elle n’avait fait que l’emprunter, comme un pont, une paire de chaussures, ne lui laissant à quarante ans qu’un chapelet de souvenirs flous. Au fond, il n’était bon qu’à donner sa force pour un dessein qui ne le regardait pas. À travers lui, le monde s’était perpétué sans lui demander son avis. Quand on regardait ça à distance, c’était à se flinguer.

Heureusement, de temps en temps, Épinal gagnait, et au retour on chantait dans le car en buvant de la vodka jusqu’à tomber.

De son côté, Hélène ne chômait pas non plus. L’embellie prédite par Erwann avait bien lieu, Elexia engrangeait les clients et une croissance mirobolante était annoncée pour la fin de l’exercice. Depuis des semaines, tout le monde à la boîte bossait donc sous pression et on avait assisté à deux crises de larmes en plein open space. D’aucuns étaient même allés jusqu’à menacer d’organiser un syndicat, mais tout cela se susurrait en toute discrétion, à la machine à café ou via les messageries perso, sans que personne n’y croie vraiment. De son côté, Jean-Charles Parrot concevait des solutions innovantes à la tête de son pôle innovation, ce dont on n’allait pas le blâmer. Grâce à lui, Elexia proposerait d’ici peu des formations au management inclusif, des conseils en transition, des modules de design comportemental, des audits des systèmes cognitifs, des outils de prospective environnementale et collaborative. Erwann ne se sentait plus de joie et les deux hommes passaient un temps fou dans son bureau, sur la mezzanine, à refaire le monde avec force moulinets et anglicismes visionnaires. Il était d’ailleurs prévu qu’Erwann fasse des annonces à l’occasion."

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29 mars 2022 2 29 /03 /mars /2022 21:24

C'est un tout petit recueil plein de malice et de fantaisie où les traits se succèdent sans ordre apparent dans un méli-mélo d'aphorismes aigres-doux tantôt drôles, tantôt plus graves mais toujours spirituels. "Tentative fragmentaire de compter sur soi jusqu'à l'infini" annonce le sous-titre du recueil mais tout de même, quelle mouche a piqué Olivier Cousin  de nous écrire d'outre-tombe ? "Je suis mort depuis trois ans déjà et je me sens bien, merci.", ironise-t-il au début du recueil.  Heureusement ce "je est un autre", je le sais !

extraits choisis :

défaite
Remonter le temps ? La pente, interminablement est un cul-de-sac.
Tuer le temps ? C'est une victime inaccessible et un ennemi imbattable.
Gagner du temps ? Ici ce serait perdre le soin.
Prendre son temps ? Mais à qui le donner ?
Tous nos voisins en ont autant que nous à faire fumier.

dissertation
Vivre sous un tas de pierres. Mourir sous un tas de pierres. Quelle différence cela fait-il ? Je vous laisse méditer là-dessous. Déposer sa réponse sous le bénitier. Je la lirai quand j'aurai un temps mort.

logique
Puisque presque tout le monde naît en pleurant, presque tout le monde devrait mourir avec le sourire.

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19 mars 2022 6 19 /03 /mars /2022 10:28

Sous titre : Le guide pour prendre soin de mes abeilles et intervenir au rucher toute l’année

Qui n’a jamais rêver de faire son propre miel ? Mais du rêve à la dégustation, il y a de multiples questions auxquelles tout un chacun n’a pas forcément les réponses. Le guide « 12mois avec mes ruches » permet de mieux appréhender mois par mois ce qu’est le rôle de l’apiculteur tout au long de l’année.

Lorsqu’on pense aux abeilles, on les imagine butinant les fleurs des champs et revenir à la ruche rapporter leur récolte. Si, pendant la belle saison, c’est effectivement ce qui caractérise leur activité, le reste de l’année, l’apiculteur aura à prendre soin de ses ruches et de ses abeilles car contrairement à ce que l’on croit, l’abeille doit faire face à un environnement parfois hostile. Pesticides, rongeurs, mustéléidés, piverts et autres oiseaux, frelon asiatique, teigne, varroa, froid, sécheresse, disette, … menacent la survie de la ruche, selon les saisons et les lieux.

Ce guide présente une multitude d’informations, aussi bien sur les soins à apporter aux abeilles que sur l’utilisation la plus pertinente des outils de l’apiculteur : ruche, enfumoir, cadres, produits de soin. Au delà de la technique, les auteurs nous donnent des astuces d’apiculteurs chevronnés. Le guide est illustré par de nombreuses et belles photos et terminé par un précieux glossaire, le format comme la présentation rendent la lecture très confortable.

Ce livre reflète surtout tout l’amour et la passion de ses auteurs pour les abeilles et cette passion est communicative ! Bref un guide précieux qui s’adresse à des lecteurs déjà un peu avertis.

Extrait :

En hiver, par un phénomène de déplacement, les abeilles de la périphérie rejoignent le centre de la grappe après avoir rempli leur jabot de miel et dégagent ainsi la chaleur nécessaire à leur survie.

Bon à savoir _ Si vous angoissez de savoir si vos colonies d’abeilles sont toujours vivantes, collez votre oreille sur le bois de la ruche et tapotez délicatement avec l’index : un léger bruissement se fera entendre en cas de survie de vos avettes. Un stéthoscope ou une caméra thermique pourront aussi vous rassurer. Attendez des jours meilleurs avant d’ouvrir les ruches.

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24 février 2022 4 24 /02 /février /2022 15:03

Il s'agit ici d'une romance moderne publiée chez Hugo Roman en février 2022. Il m'a été offert sans quoi probablement je ne l'aurais pas croisé car c'est un genre de littérature que je ne connais pas. Le récit est mené à la première personne par l'héroïne qui relate son histoire de façon totalement chronologique, au présent même si nécessairement le récit est rétrospectif. Un roman facile à lire par conséquent, totalement ancré dans la réalité de la vie moderne des sociétés occidentales. Je ne suis pas sûre que cela suffise à expliquer certaines facilités de langage dans ce récit.

L'héroïne, Eve est une jeune femme qui a trouvé un subterfuge pour supporter "la Solitude des grandes villes", plus précisément de Toulouse : elle s'inscrit dans des groupes de paroles et pour chaque groupe, elle s'invente une personnalité ad hoc. Alors qu'elle est célibataire et salariée d'un magasin de literie, elle se présente tantôt comme  illustratrice, tantôt comme jeune maman, tantôt comme victime d'addiction... Or la vie réelle la rattrape, elle se fait des amis et rencontre l'amour. Inévitablement, son univers factice explose : son ami du groupe des addicts, Damien, tombe malade et elle est seule à l'accompagner, jusqu'à la mort. Son amoureux, Thomas, découvre un jour qu'elle n'a jamais été illustratrice. Eve évolue ainsi vers un monde réel où elle n'est pas seule et doit compter avec les autres. J'ai trouvé le personnage de Damien plus touchant car son histoire est sans doute celle de nombreux jeunes homosexuels encore même si les esprits commencent à s'ouvrir.    

Une originalité : les titres de chapitres sont des titres de chansons des années 80 dont la playlist est mise à disposition par l'auteure sur Spotify

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16 février 2022 3 16 /02 /février /2022 19:25

Dans ce roman publié en 2008, l'auteur conjugue, comme il aime le faire, mythe, fiction et réalité.

Ici, le jeune bagdadien Saad est le héros d'une Odyssée qui le conduira comme son modèle chez les Lotophages, chez Circé, chez Nausicaa ou chez les Sirènes même si son parcours consiste à quitter son pays d'origine L'Irak de Saddam  pour gagner l'Angleterre ... d'Agatha Christie, à l'inverse d'Ulysse qui rentrait vers son île, Ithaque. Derrière ce chassé-croisé, on perçoit l'enjeu didactique du roman qui se confirme lors des interventions du fantôme du père de Saad pour guider et conseiller son fils (je trouve vraiment très lourdes ces interventions du fantôme) et dans les multiples références au réel : la dictature de Saddam, l'embargo, les guerres du Golfe, la guerre civile en Irak, la montée de l'islamisme, les mafias de tous pays qui s'alimentent de la misère, la bureaucratie absurde des Nations Unies, les centres de rétention, le pitoyable accueil des migrants en Angleterre. En somme, la fiction se fait support d'une vaste observation critique de la réalité.

Certains personnages pourtant se détachent et parmi eux Léopold, ce jeune homme rencontré à Palerme : il vient de Cotes d'Ivoire et veut rejoindre Paris mais n'a pas du tout envie de devenir français, les Européens, à ses yeux sont avides de guerres et de malheurs.   Boubakar aussi est un personnage intéressant : Il a fui le Libéria de Charles Taylor et doit supporter au Caire le racisme contre les noirs mais il a une maturité qui lui permet de mettre Saad en garde : les Nations Unies ont besoin du spectacle de la misère mais la pauvreté ne les intéresse pas. Quelques invraisemblances ou faits improbables nous ramènent aussi à la fiction : Leila, donnée comme morte suite aux bombardements de Bagdad en fin de chapitre 2 réapparait chapitre 13 avant d'être rapatriée à Bagdad, Saad rêve de s'évader du centre de rétention de Malte mais se réveille en réalisant qu'il rêvait dans le chapitre 9 or dans le chapitre 10 on la retrouve sur un bateau faisant cap sur la Sicile, un officier italien entreprend de développer devant Saad une théorie de l'élargissement des frontières avant d'aider Saad à s'enfuir. 

Ces personnages, ces coïncidences surprenantes donnent du relief à ce récit qui pêche trop souvent par l’excès de didactique à mon goût.

Extrait choisi :

— Sois lucide, l’ami. Les Européens adorent les massacres, ils raffolent des bombes et de l’odeur de la poudre. La preuve ? Tous les trente ans ils font une guerre, ils ont du mal à patienter plus. Même en temps de paix, ils n’aiment que la musique militaire ; quand le tambour résonne et que le clairon attaque leurs hymnes nationaux, ils ont les larmes aux yeux, dis, ils se mettent à pleurer, ils débordent de sentiments, on croirait qu’on leur fait écouter une chanson d’amour. Non, c’est clair, ils aiment la guerre, le combat, la conquête. Et le pire, sais-tu pourquoi les Européens font la guerre, tuent, se tuent ? Par ennui. Parce qu’ils n’ont pas d’idéaux. Ils font les guerres pour se sauver de l’emmerdement, ils font les guerres pour échapper au désespoir, ils font les guerres pour se régénérer.
     — Tu exagères. L’Europe vit en paix depuis soixante ans.
     — Justement ! Ils se sont trop longtemps éloignés de la guerre : aujourd’hui leurs jeunes sont au bord du suicide, leurs adolescents courent après les moyens de se supprimer.

 

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2 février 2022 3 02 /02 /février /2022 11:46

Ce roman a remporté le Goncourt des lycéens cette année et je voulais comprendre pourquoi car en général ils font de bons choix. Le sujet est pourtant assez âpre : dans une famille composée déjà de deux parents et de deux enfants, naît un troisième enfant mais celui-ci s’avère sévèrement handicapé, inadapté pourrait-on dire, obligeant la famille à s’adapter, d’où le titre.

Il restera comme un enfant de quelques mois : il ne peut pas tenir sa tête, sa nuque est « molle », il ne voit pas, il ne commande ni ses bras, ni ses jambes. Les médecins lui prédisent une vie assez courte : jusque trois ans. En réalité il vivra jusqu’à dix ans mais restera toujours aussi habile qu’un bébé de trois mois. Seules ses perceptions tactiles et auditives sont actives. S’il vit au-delà de toute prévision, c’est grâce sans doute à sa famille qui s’est adaptée. L’ainé a pris la responsabilité de cet enfant et se préoccupe en permanence de son confort voire de son bonheur. La cadette se sent alors délaissée et oscille entre fuite et rébellion. Les parents passent beaucoup de temps à chercher les organismes utiles, à remplir des dossiers et rencontrer des commissions … Le roman suit le destin de cette famille sur de nombreuses années après de décès de l’enfant handicapé. Le dernier né aussi, lui qui n’a jamais connu l’enfant inadapté, devra à son tour s’adapter car même mort ce petit être continue de marquer la famille.

Curieusement ce sont les montagnes qui racontent cette histoire. Elles constituent le berceau de cette famille cévenole et le témoin éternel. C’est sans doute pour cela. Toutefois on oublie souvent qu’elles sont l’instance narrative et lorsque soudain un « nous » le rappelle au lecteur, c’est à chaque fois un peu déstabilisant. De ce fait peut-être, les personnages, à l’exception curieusement des amies de la grand-mère, n’ont ni nom ni prénom : l’Ainé, la cadette,l’enfant, le dernier, le père, la mère, la grand mère, c’est ainsi qu’ils sont nommés ! Dans Anima, Wajdi Mouawad faisait raconter l’histoire par des animaux et l’effet semblait plus naturel. Néanmoins ce cadre cévenole apporte dans le récit de très belles pages de description et cela ajoute au récit une poésie qui contrebalance l’âpreté des destinées. Le roman est bref ( moins de 100 pages) mais dense. Alors les lycéens ont sans doute été touchés par le sujet, par la poésie des descriptions et par la forme dense et succincte. On ne peut que les approuver.

extrait choisi : "L’aîné lui fredonnait des petites chansons. Car il comprit vite que l’ouïe, le seul sens qui fonctionnait, était un outil prodigieux. L’enfant ne pouvait ni voir ni saisir ni parler, mais il pouvait entendre. Par conséquent, l’aîné modula sa voix. Il lui chuchotait les nuances de vert que le paysage déployait sous ses yeux, le vert amande, le vif, le bronze, le tendre, le scintillant, le strié de jaune, le mat. Il froissait des branches de verveine séchée contre son oreille. C’était un bruit cisaillant qu’il contrebalançait par le clapotis d’une bassine d’eau. Parfois il nous déchaussait du mur de la cour pour nous lâcher de quelques centimètres afin que l’enfant perçoive l’impact sourd d’une pierre sur le sol. Il lui racontait les trois cerisiers qu’il y a longtemps, un paysan avait rapportés depuis une vallée lointaine, sur son dos. Il avait grimpé la montagne puis l’avait redescendue, courbé sous la charge de ces trois arbres qui, en toute logique, n’auraient pas pu vivre sous ce climat et dans cette terre. Pourtant, les cerisiers avaient miraculeusement poussé. Ils étaient devenus la fierté de la vallée. Le vieux paysan distribuait sa récolte de cerises que l’on dégustait avec solennité. Au printemps, ses fleurs blanches étaient connues pour porter bonheur. On les offrait aux malades. Le temps passa, le paysan mourut. Les trois cerisiers le suivirent. On ne chercha pas d’explication parce qu’elle était là, dans l’évidence des branches subitement rabougries : les arbres accompagnaient celui qui les plantait. Personne n’eut le cœur de toucher aux troncs secs et gris tant ils ressemblaient à des stèles, que l’aîné décrivait à l’enfant dans leurs moindres rainures. Il n’avait jamais autant parlé à quelqu’un. Le monde était devenu une bulle sonore, changeante, où il était possible de tout traduire par le bruit et la voix. Un visage, une émotion, un passé avaient leur correspondance audible. Ainsi l’aîné racontait ce pays où les arbres poussent sur la pierre, peuplé de sangliers et de rapaces, ce pays qui se cabre et reprend ses droits chaque fois qu’un muret, un potager, un traversier étaient construits, imposant sa pente naturelle, sa végétation, ses animaux, exigeant par-dessus tout une humilité de l’homme. « C’est ton pays, disait-il, il faut que tu l’écoutes. » Les matins de Noël, il malaxait les emballages de cadeau et lui narrait, en détail, la forme et les couleurs du jouet qui ne servirait pas. Les parents le laissaient faire, un peu perplexes, d’abord occupés à tenir debout. Les cousins, dans un élan de gentillesse fataliste, se mirent, eux aussi, à décrire à voix haute les jouets, puis, par extension, le salon, la maison, la famille – cela jusqu’au délire, et l’aîné riait aussi."

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24 janvier 2022 1 24 /01 /janvier /2022 22:05

Sorj Chalandon a obtenu en 1988 le prestigieux prix Albert Londres de la presse écrite alors qu’il venait de couvrir le procès Barbie en 1987 en tant que chroniqueur judiciaire de Libération. Plusieurs prix littéraires ont aussi émaillé son parcours d’écrivain dont en 2015 le prix du style de l’OBS pour Profession du père, œuvre où il dévoilait sa famille et tout particulièrement son père, un homme fantasque, mythomane et violent. La biographie de l’auteur nous apprend qu’il s’est émancipé dès 17 ans alors que la majorité n’était alors qu’à 21 ans. Or en 2020, six ans après la mort de son père, Sorj Chalandon peut accéder au dossier de son père à la cour de justice de Lille, conservé aux archives départementales du Nord.

Ce roman paru en août 2021 est la conjonction de ces trois éléments : le héros vient de découvrir grâce à un ami le dossier de son père à la cour de Justice de Lille et il s’efforce d’obtenir de son père des aveux ou pour la première fois la reconnaissance de la vérité. Au même moment, il est chroniqueur judiciaire au procès Barbie auquel son père assiste en se faisant passer pour un résistant, lui qui avait été condamné comme collabo ! Ce sont les deux fils qui constituent la trame du roman.

Le roman doit son titre aux paroles adressées un jour au narrateur enfant. Ce sont ces paroles qui déclenchent son besoin impérieux de connaître la vérité sur le rôle joué par son père pendant la guerre. Personnellement, j’ai surtout été intéressée par le procès Barbie dont je ne connaissais pas grand chose. Chalandon retrace le procès dans le détail, nous fait entendre les témoins et victimes et avec eux les horreurs sans nom des tortures infligées par les nazies, nous fait voir l’accusé immobile et silencieux ou absent, jusqu’au moment où il reconnaît comme faits de guerre ce qui lui est reproché vis à vis des résistants mais refuse de reconnaître tout autre fait, ce qui lui a permis durant la guerre froide d’être recruté par les Américains. On assiste aussi à la plaidoirie de défense assurée par Jacques Vergès qui pour défendre l’accusé remet en question certains témoignages qui pourtant imposaient juste le silence, puis rappelle que la France coloniale a elle aussi commis des horreurs.

Ce qui m’a semblé préoccupant car en écho avec l’actualité, c’est la sortie du tribunal de Vergès et de ses associés. Dehors, une foule les accueille avec menaces de mort et propos racistes. Verges est même traité de « SS » … juste après cette horrible litanie de témoignages des horreurs commises par Barbie ! Ces excès de la vindicte populaire sont particulièrement inquiétants.

Alors, c’est vrai, le propos est si fort que j’en oublie de parler du talent de l’écrivain : je suis une fidèle de Chalandon dont j’ai lu presque tous les livres, celui-ci est de la même patte. Dommage qu’il ait été retiré de la liste des Goncourt des lycéens car même si Le Quatrième mur avait déjà remporté ce prix, Enfant de salaud dit ce qu’il est nécessaire que la jeune génération connaisse.

Extrait choisi : « Vergès a été assailli. [...]

Ça a été le vacarme. La colère s’est ruée en hurlant sur le groupe. Avocat, policiers, journalistes, tous pourris. « À mort ! » Voix d’hommes, de femmes, hurlements, coups de poing donnés au hasard.

— Vergès SS ! ont scandé des inconnus.

J’ai été bouleversé. Au crépuscule de ce procès, j’avais cru que les mots étaient retournés à leur place. Que le crime de Klaus Barbie ne désignerait jamais rien d’autre que le crime de Klaus Barbie. Qu’aucun flic, même la pire des ordures, ne serait jamais plus traité de SS. Et qu’aucun avocat ne serait jamais comparé à celui qu’il avait défendu. J’avais eu tort. Ce fut la curée. Les policiers ont sorti leurs matraques. Ils ont tapé à l’aveugle. Les journalistes, badgés d’orange, ont été traités de complices.

Dans la nuée, il y avait des femmes, des hommes, des jeunes, des plus vieux emmêlés. Certains étaient dans la salle d’audience au moment des débats, d’autres arrivaient de la rue, appâtés par l’événement. [...]Au passage de l’avocat africain, une gamine a imité le piaillement du singe. La foule était portée par son déchaînement. ”

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21 janvier 2022 5 21 /01 /janvier /2022 14:58

Enki Bilal vous connaissez, bien sûr ! Moi je le connaissais à travers ses bandes dessinées et j’ai eu l’occasion de voir une exposition à la fondation Leclerc de Landerneau mais je ne connaissais pas l’écrivain. Si Nu avec Picasso est une lecture plutôt simple et distrayante, en faire une critique me parait plus complexe. 

Enki Bilal , le personnage qui se déplace dans un Paris dépeuplé se trouve projeté, propulsé contre sa volonté par une main inconnue, nauséabonde dans un bâtiment. Le lieu est obscur comme la nuit mais le personnage, Enki, voit comment en plein jour. Sa tête heurte un vase que porte une statue de bronze. Il perd connaissance et à son réveil se retrouve sur un lit de camp. Est-il séquestré ? Est-ce une prison politique ?

Sur le mur, près de son lit, sont inscrits des noms d’intellectuels d’aujourd’hui : Kamel Daoud, Lydie Salveyre... Ont-ils aussi été séquestrés? Mais non, ce n’est pas une prison mais plutôt un musée. Comme ceux dont les noms sont inscrits là, Enki Bilal expérimente une nuit au Musée Picasso !

Commence alors une longue déambulation et de multiples rencontres mais pas n’importe lesquelles. Successivement, tableaux, statues, deviennent concrets, parlent, ils peuvent même dire leur mécontentement de la façon dont l’artiste les a représentés. Les œuvres ne sont plus simplement des toiles accrochées sur les murs, des statues statiques d’un musée. Les modèles s’expriment et l’on côtoie Dora Marr, Marie-Thérèse Walter, Maria Luisa Peredès, Pablo et d’autres modèles encore que l’on retrouve dans le tableau Guernica. Plus drôle encore, le cheval de Guernica devient un personnage « il dit s’appeler Aquilino ». Enki Bilal devient lui-même un des modèles de Guernica.

Pour faire bonne mesure, on retrouve le peintre Goya et le patron, Picasso. Évidemment Enki et tous les autres protagonistes durant toute la déambulation sont nus. Mais Enki est enjoint à montrer qu’il fait partie du clan de ceux qui transmettent. Il entreprend de dessiner Marx, Lénine, Staline... Pour Goya, il est bien clair que de Hitler à Mao Tse Toung  cela demande des explications ! « C’est comme Napoléon, pour vous », lui dit Dora Marr.

Ce petit livre et les conseils de prélecture nous entraînent dans une découverte alternative, plaisante et instructive de l’œuvre de Picasso mais pas seulement. L’auteur nous dévoile aussi son amour pour Picasso, amour dans lequel apparaît aussi une pointe de jalousie.

Fantasmagorie, humour, hommage, philosophie se conjuguent ici pour le plus grand plaisir du lecteur et tout cela par le texte mais aussi par le dessin, bien caractéristique d’Enki Bilal. P 47 par exemple il réinterprète « La femme du pleure » de Picasso.

Extraits

P 35 : « L’actualité et l’Histoire qui travaillent les artistes et les secouent… Il faut mêler les événements, chercher leur sens dans la profondeur du temps. Une violence historique du dehors aurait provoqué une violence hystérique du dedans ? Picasso en est-il conscient ? »

p 81 82 : «  Picasso ouvre la bouche pour dire ça : “Alors tu seras mon nu couché.”

L’instant d’après je suis allongé sur le flanc. Il me fait basculer sur le dos tout en me demandant de garder 
le bras gauche tendu par-dessus la tête, paume ouverte. La position est Intenable (torsion au niveau de 
l’épaule), d’autant qu’il me faut à présent tendre dans le sens opposé mon bras droit, avec dans la main un 
glaive en bois brisé à la moitié de la lame. Mon allonge ne le satisfaisant pas, Picasso tranche. Le bras sera 
coupé, quelque part au niveau du coude et légèrement éloigné. Mes deux bras ainsi disposés au bas du 
cadre offriront une assise plus dramatique à l’ensemble du tableau. Ma tête, ou plus précisément ma nuque,
reposera sur le sabot arrière droit d’Akilino, qui je le sens, darde sa langue pointue dans les hauteurs de la 
toile sous l’ampoule-oeil qui clignote”

 

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