J'aime beaucoup l'écriture de Chloé Delaume, elle allie poésie, fantaisie et extrême attention aux mots. On songe à Boris Vian en lisant certaines pages plus ou moins loufoques et poétiques. Ainsi l'héroïne de ce roman, Clotilde Mélisse, cherche à reconstituer son passé et pour cela, elle ajuste des pièces de puzzle de différentes matières plus ou moins vivantes qu'elle trouve en ouvrant son crâne à bord d'un train qui la conduit au château d'Heidelberg. "Elle a choisi cette ville pour sa charge symbolique, Heidelberg, si outrageusement romantique, là où, lui avait-on dit, les jeunes gens foudroyés par Les Souffrances du jeune Werther venaient tacher de rouge l’actuel gazon des douves."
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Loin d'être un cas isolé, elle côtoie dans ce train une autre femme qui, elle, s'ouvre le ventre : "La voisine de Clotilde s’est ouvert grand le ventre, sur sa tablette, plein de nœuds qu’elle défait un à un du bout de ses doigts tremblants, en retenant son souffle. Clotilde l’encourage d’un regard, lui souriant de façon appuyée, avant de se fendre le haut du crâne. Elle y enfonce sa main pour en extraire le puzzle devenu une masse informe, compacte, proche de la pierre de lave. Elle l’observe, surprise."
Ce ventre est d'ailleurs très souvent le siège d'une douleur qui "troue" le ventre de Clotilde ! Car Clotilde, la "pauvre folle" éprouve un amour absolu pour Guillaume avec qui elle entretient une relation poétique, mais celui-ci vit en couple avec un homme que Clotilde désigne comme évier car "elle assimilait la vie de couple à un évier, un évier en inox, avec sa vieille éponge qu’il serait temps de changer, mais tout le monde a la flemme de passer au Franprix." : Alors la poésie peut-elle vaincre le réel ? elleetlui, entité poétique et romantique, peut-elle résister à "l'évier" ?
Le long voyage en train au cours duquel le puzzle des souvenirs se constitue (On songe au voyage de Léon Delmont dans La Modification de Butor) aboutit à la fin : " À user ses souvenirs on ne peut pas être vivant : le cimetière des amours mortes est son seul horizon, dans sa cage thoracique s’épuise son cœur zombie." " Elle s’ouvre théâtralement le crâne et sort de sa tête un tombeau. Sur la stèle est gravé pleins déliés lettres d’or un Ci-gît elleetlui"
Un livre à savourer sans réserve !
extrait : La fin du monde n’a pas du tout la forme prévue. Derrière la vitre embuée, Clotilde observe la neige couvrir avril ; le train qui l’emporte traverse autant de forêts mortes que de prés empoissés par des ruisseaux boueux. Elle regarde le décor se déliter lentement, l’époque s’appelle Trop tard, chacun est au courant, alors elle se demande comment font toutes ces bouches pour prononcer encore sérieusement le mot Avenir.
