Quel magnifique premier roman ! J'en suis toute retournée. D'ailleurs, un roman ou un long poème ?
Le narrateur est un enfant, il est au bord de la mer, seul avec sa grand-mère et sa tante. Cette grand-mère qui l'humilie quand elle roule les r ou offre du foie haché en cadeau d'amitié à la famille du nouvel ami du jeune narrateur est son seul soutien. Elle l'abrite, le nourrit, le lave et lave son linge, mais ils ne se parlent pas. Sa tante vit recluse dans sa chambre, elle est laide et folle, l'enfant a surtout peur de lui ressembler un jour. Dans leur immeuble vivent aussi une très vieille dame avec son fils, ombre décharnée qui souffre de la même "maladie qu'Yves St Laurent", selon la grand-mère. À lui aussi, le jeune narrateur craint un jour de ressembler. Il écoule ainsi une vie mélancolique, observant le bonheur des familles sur la plage : "ce qui excitait [sa] curiosité, c'était de voir des parents avec leurs enfants. Le quotidien banal d'une famille normale". Sur sa famille à lui rien n'est vraiment dit : sa mère serait morte "exprès" ; de son père, il a des souvenirs fugaces et toujours vaguement inquiétants ; de ses origines juives, restent quelques relents de personnes entassées, brûlées, mais tout cela reste imprécis, vagues, pas plus présent que les fourmis, que le jeune garçon observe patiemment et dont il tente de contrarier la route ou que les méduses que l'enfant triture avec un bâton lorsqu'il est avec son nouvel ami Baptiste ou encore que Vera le Playmobil qu'il est allé "inhumer" aux Vaches noires dans les sables mouvants qui ont commencé à engloutir Baptiste et on ne saura jamais si Baptiste en est sorti. Ce récit est plein de suggestions, mais de non dits et de détournements comme si le passé enseveli tentait de refaire surface dans la conscience du jeune narrateur. Cela donne des pages pleines de poésie et parfois de philosophie : "C'est l'automne sur le visage de Baptiste. Feuillage orange et fond bleu sur terre noire et gonflée. Baptiste s'est battu au club Mikey. C'est l'un des deux garçons rencontrés à la plage l'autre jour qui l'a obligé à renoncer pour quelques jours au rose élastique de sa pommette. J'ai du mal à comprendre pourquoi, quand une personne en frappe une autre, ce n'est pas celui qui a donné le coup qui en porte la trace."
Le roman de David Diop est une bien étrange histoire. Il nous entraîne d’abord sous l’Empire, en 1806, sur les pas d’un naturaliste français Michel Adanson. Ce dernier a brûlé sa vie pour réaliser son projet de rédiger une encyclopédie, négligeant sa famille et en particulier Aglaé, sa fille. Malgré ses efforts, un travail acharné et une mobilisation de tous les instants, le projet de sa vie ne verra pas le jour, déjà sa santé se dégrade.
Mais Michel Adanson a un secret, une face cachée et il ne veut pas et ne peut pas mourir sans transmettre à sa fille cet héritage. Suite au décès de son père, Aglaé reçoit en héritage des bibelots, des collections scientifiques, des meubles et tout un bric-à-brac dont on ne sait à quoi il pourra servir. Mais, encore attachée à son père, elle finit par découvrir, dans un tiroir à double fond, un marocain dans lequel son père raconte une partie de sa vie, alors qu’il était un jeune scientifique de 23 ans.
C’est le point de départ d’un récit enchâssé, sous forme de feed-back qui nous ramène 50 ans en arrière, dans une expédition au Sénégal, à la rencontre de pratiques culturelles nouvelles, de rapports differents entre les hommes et avec la nature. Le jeune scientifique qu’est Michel Adanson est séduit, il plonge dans cet univers culturel inconnu, réinterroge son rapport à la négritude et apprend le Wolof pour une intégration plus complète.
Or, tandis que Michel Adanson fait un travail scientifique, d’autres Européens, des Anglais, des Français, sont au cœur de l’organisation du commerce triangulaire dont Gorée est la plaque tournante. C’est de Gorée que partent les bateaux chargés de femmes, d’enfants, d’hommes vers l’inconnu pour un voyage sans retour et dans des conditions inhumaines.
Un chef de village, Baba Seck, raconte à Michel Adanson l’histoire étrange et captivante de la « Revenante » : Maram a disparu de son village et malgré des recherches et des démarches diverses, elle n’a pas été retrouvée. Après trois ans, un émissaire d’un autre village a prétendu que Maram était revenue des Amériques après avoir été esclave.
Michel Adanson part en quête de cette « Revenante » en traversant une partie du Sénégal, avec une escorte et un jeune guide de sang royal parlant Wolof, Ndiak. Ce sera l’occasion de découvrir toute une culture, des villages, des cérémonies, des paysages et des traditions du Sénégal. Durant le voyage, Michel Adanson est foudroyé par une fièvre. Considéré comme mort, il est confié aux soins d’une guérisseuse.
Dès lors, le roman réoriente son objet. D’une part il donne un éclairage plus sombre des relations intra familiales au sein de la société sénégalaise mais aussi des comportements des Français installés dans des concessions, occupés à l’esclavagisme.
D’autre part, il vient décrire la naissance d’une passion fulgurante de Michel Adanson pour un amour sans lendemain mais qui restera une plaie douloureuse tout au long de sa vie.
Le roman de David Diop à travers une histoire très romanesque nous ouvre sur une Afrique captivante, différente, riche culturellement. Il aborde de façon aiguë la question de l’esclavagisme, des aspects sordides de la traite négrière et du rapport des Européens à la population africaine. Comme le regard d’Adanson, c’est notre regard de lecteur sur l’Afrique qui s’enrichit et se transforme au cours du récit : il dépayse et enrichit tout à la fois. Après l’inoubliable Frère d’Ame, David Diop nous offre ici une nouvelle pépite littéraire.
Extrait choisi : "Je me crus sous le coup d’une nouvelle hallucination quand m’apparut une jeune femme que je jugeai spontanément très belle malgré l’emplâtre de terre blanche qui lui enlaidissait les joues et la bouche. Épargné par cette croûte blanche qui lui servait de masque, le haut de son visage révélait la noirceur profonde de sa peau, dont le grain très fin et brillant suggérait la douceur. Ses cheveux tressés rassemblés en chignon, son cou long et gracile lui donnaient le port d’une reine de l’Antiquité. La forme de ses grands yeux noirs fendus en amande, soulignée par de longs cils recourbés, me rappelait celle d’un buste égyptien que j’avais vu dans le cabinet de curiosités de Bernard de Jussieu, mon maître de botanique. Ses iris, aussi profondément noirs que sa peau et qui tranchaient avec la blancheur de neige de ses prunelles, étaient posés sur moi comme sur une proie." (p. 122)
La disparition en 2019 de la petite Kimmy Diore, six ans, fille de Mélanie Claux est l'affaire qui occupe la brigade criminelle de Paris, plus particulièrement Clara Roussel, la procédurière mais pas seulement : au moins les cinq millions d'abonnés à la chaîne Happy Récré où Mélanie Claux exhibe quotidiennement ses enfants sont aux abois. Une semaine plus tard, l'enfant est restitué, l'enquête est finie mais douze ans plus tard on retrouve Sammy Diore frère aîné de Kimmy devenu paranoïaque puis Kimmy, révoltée.
C'est que Kimmy et Sammy ont toute leur enfance vécu sous l'œil de la caméra, leur mère en a fait des enfants stars de leur chaîne You Tube Happy Récré et à ce prix, ils sont gavés de jouets dernier cri, de sucreries et divers gadgets car les voila devenus « influenceurs ». Leur mère, ex fan de Loft Story, est convaincue qu'elle fait ainsi le bonheur de ses enfants et elle ne voit pas le problème, l'argent rentre sans difficulté, la famille vit au milieu des étoiles et paillettes...
La clairvoyance d'Elise Favart la conduira en prison. La bienveillance de Clara Roussel la conduira à relâcher sa surveillance puis à contribuer à la réaction de la jeune Kimmy Diore.
Le récit progresse comme une intrigue policière mais une fois l’énigme résolue, il sort de ce cadre un peu convenu et le narrateur ou la narratrice, plein/e d’empathie prend en charge l’épilogue plus de dix ans plus tard, cette histoire, c'est le désastre des réseaux sociaux alliés de la société de consommation !
Un roman très éclairant et facile à lire.
Dialogue entre Clara et son collègue Cédric Berger :
"Hier soir, j'ai pris le temps de regarder quelques vidéos. Je vais te dire, Clara, je ne pensais même pas que ça pouvait exister. Il faut le voir pour le croire, non ? C'est dingue... Sérieusement, est-ce que les gens savent que ça existe ?
_ Les gens, je ne sais pas. Mais des centaines de milliers d'enfants et de jeunes adolescents rêvent d'avoir la même vie que Sammy et Kimmy. Une vie sous le signe de la profusion.
_ Qu'en dit l'Académie ?
_ Justement, je voulais t'en parler. Mélanie emploie le mot "partager" à tout bout de champ. Elle dit "je vous partagerai ça tout à l'heure." ou "nous avons plein de super nouvelles à vous partager". Un usage qui vient de l'anglais mondialisé. Or, en français, on partage quelque chose avec quelqu'un.
_ En réalité, ils ne partagent pas grand chose, si j'ai bien compris...
Cédric marqua une pause et enchaîna, plus sérieux.
_ Avec le fric qu'elle s'est fait, elle n'a sans doute pas tord quand elle dit qu'elle a des ennemis.
Il se perdit un instant dans ses pensées avant de continuer.
_ D'ailleurs à ce propos, le type de Minibus Team, il était en vacances tous frais payés avec ses filles dans un hôtel-club pour la Toussaint, il rentre aujourd'hui."
Ce roman écrit en anglais en 2019 et traduit et publié en français en 2020, nous transporte dans le comté du Hampshire dans les années 30. Il prend appui sur des réalités historiques avérées : le personnage de Louisa Pesel, brodeuse pour la cathédrale de Winchester et ses broderies, l'art campanaire et ses subtilités mais aussi cette réalité de l'entre deux guerres où les familles restaient meurtries des disparitions de leurs pères, fils, maris, fiancés ou frères et où les jeunes filles ne trouvaient pas de mari, car la population masculine était décimée tandis qu'un certain Hitler gravissait les marches vers le pouvoir en Allemagne.
C'est dans ce contexte que nous suivons la jeune Violet, déjà 38 ans mais "femme excédentaire", sans époux. Avec elle, c'est l'émancipation de la femme que nous suivons : elle rencontre des hommes lors de ses sorties "Sherry", elle fume, elle travaille comme dactylo et ne craint pas de formuler revendications et suggestions d'amélioration à son patron, elle a quitté la maison familiale pour s'installer dans une pension à Winchester et elle sait résister aux prières insistantes de son frère de rentrer pour veiller sur leur mère au caractère irascible. Elle sort de son isolement en rejoignant le club des brodeuses de Louisa Pesel, prend des vacances pour se lancer dans une randonnée en autonomie malgré la menace d'une sorte d'homme des cavernes nommé Jack Well. Elle s'est éprise d'Arthur, un sonneur de cloches, c'est un homme marié qui pourrait être son père, le scandale menace. Puis elle élève leur enfant en mère célibataire, occupant la maison familiale de Southampton rebaptisée "maison du péché" par les voisins, avec ses amies, Gilda et Dorothy qui forment un couple, bravant, elles aussi, les qu'en-dira-t-on.
"Per angusta, ad augusta" dirait la prof de latin Dorothy !
Est-ce parce qu'il est si anglais ou parce qu'il tourne sans cesse autour des questions de mariage, de famille et de femmes en quête d'indépendance, ce roman rappelle par bien des aspects les romans de Jane Austen pour notre plus grand plaisir.
Extrait choisi : "Pour Violet, la broderie était comparable à la dactylographie, en plus satisfaisant. Il fallait se concentrer, mais une fois qu'on était suffisamment experte, on trouvait son rythme et on ne pensait plus qu'à l'ouvrage qu'on avait devant soi. La vie se résumait alors à une rangée de points bleusqui se muaient sur la toile en une longue tresse, ou à une explosion de rouge qui se transformait en fleur. Au lieu de taper des formulaires pour des gens qu'elle ne verrait jamais, Violet faisait grandir sous ses doigts des motifs aux couleurs éclatantes."
Sido, c'est le titre de ce recueil, écrit par Colette en 1929 pour évoquer son enfance et sa famille. Certes l'ouvrage se compose de trois chapitres, "Sido", "Le Capitaine" et "Les Sauvages" accordant aux fils et au père une partie a priori égale à celle qui est consacrée à la mère, Sido mais l'ensemble est clairement dominé par l'image de Sido, de sa complicité avec l'autrice enfant dans leur jardin rempli de fleurs et d'échos.
Pour recréer par l'écriture, ce jardin d'Éden de sa maison natale, Colette alors qu'elle est désormais âgée de 56 ans, retrouve les mille et un noms et couleurs des plantes cultivées par sa mère : "O géraniums, o digitales... Celles-ci fusant des bois taillis, ceux-là en rampe allumés au long de la terrasse, [...] "Sido" aimait au jardin le rouge, le rose, les sanguines filles du rosier, de la croix-de-Malte, des hortensias et des bâtons-de-Saint-Jacques, et même le coqueret-alkékenge, encore qu'elle accusât sa fleur, veinée de rouge sur pulpe rose, de lui rappeler un mou de veau frais" Elle ajoute aussi quelques " bulbes de muguet, quelques bégonias et des crocus mauves, veilleuses des froids crépuscules" sans oublier les arbres, "bosquet de lauriers-cerises dominés par un junko-biloba."...
Au milieu de ce jardin d'Eden, Sido telle une majestueuse déesse, "repoussait en arrière la grande capeline de paille rousse, qui tombait sur son dos, retenue à son cou par un ruban de taffetas marron, et elle renversait la tête pour offrir au ciel son intrépide regard gris, son visage couleur de pomme d'automne. Sa voix frappait-elle l'oiseau de la girouette, la bondrée planante, la dernière feuille du noyer, ou la lucarne qui avalait, au petit matin, les chouettes ? Ô ¨surprise, ô certitude... D'une nue à gauche une voix de prophète enrhumé versait un "Non, Madame Colê...ê...tte !" qui semblait traverser à grand peine une barbe en anneaux, des pelotes de brumes, et glisser sur des étangs fumants de froid."
Colette fait ainsi renaître les sensations de son enfance et avec elles tout un passé pourtant révolu. En effet, cette déesse-mère qui lui apprenait la vie et la nommait "mon Joyau-tout-en-or" finit par mourir laissant après elle son "Capitaine" qui "l'aimait sans mesure" mais qui "ne s'intéressait pas beaucoup, en apparence du moins, à ses enfants" et sa fille aînée "habitée par le fantôme littéraire des héros" et mal mariée, son fils aîné, un "sauvage" devenue médecin, son fils cadet, resté "sauvage" bien après l'enfance et notre Colette dont la plume magique fait renaître son enfance dans le paradis de la maison natale de Saint-Sauveur-en-Puisaye que j'espère visiter un jour.
"C'est vers la fin de l'été que je commence à me demander si les chasses n'ont pas laissé une empreinte, pas
seulement une empreinte historique, sociale, comme le mépris des femmes seules ou la peur des vieilles femmes, mais quelque chose d'autre, une trace plus profonde, une empreinte occulte dans la psyché des femmes", dit la narratrice évoquant les chasses aux sorcières. On imagine, comme elle, des coutumes médiévales d'une époque encore tout juste civilisée, mais avec elle on découvre que non, les chasses aux sorcières ont parcouru toute l'Europe à l'époque dite "moderne", du XVIe au XVIIIe siècle, jusqu'au temps de Voltaire et du dictionnaire philosophique ! Alors la narratrice se prend à examiner sa vie et celle de ses amies sous cet angle : l'impact de ces deux siècles de chasses aux sorcières. Elle explore sa jeunesse et détaille les quatre années de la 5e à la 2de, où elle a subi le harcèlement scolaire de plus en plus féroce et le déni au sein de sa famille. Son père apprenait à son frère des stratégies d'autodéfense pour se protéger, il n'avait jamais pensé à les lui enseigner, préférant ignorer le mal dont elle souffrait, même face à l'évidence. Ces pages sur cette adolescence martyre sont particulièrement poignantes et réalistes.
Extrait :
"JE NE DIS PAS
Aujourd'hui, on m'a bousculée. Aujourd'hui, on a jeté mes livres par terre. Aujourd'hui, on a cassé mon stylo. Aujourd'hui, on m'a donné une gifle. Aujourd'hui, on m'a bousculée, aujourd'hui on a vidé mon sac par-dessus la rambarde, aujourd'hui... "
La narratrice évoque ensuite ses tentatives de reconstruction par la psychanalyse et par la méditation puis s'intéresse aux relations de couples et réunit ses amies Claire et Betty pour explorer la question, mais sans cesse revient cette notion de "complexe de la sorcière"... Le burn-out de Betty lui aussi n'en est-il pas un effet ? Le nom qu'on lui donne en dit déjà long !
J'ai bien aimé cette approche très singulière de la condition féminine et les pages consacrées au harcèlement scolaire sont particulièrement éclairantes et bien écrites.
Près de 400 pages pour que les hommes comprennent aux quatre coins du monde qu'ils deviennent "le sexe faible" ! Les femmes en effet sont doté dans ce roman d'une arme redoutable : un faisceau électrique les parcourt si bien qu'elles peuvent tuer un adversaire du bout des doigts.
Publié chez Calmann Lévy, ce roman a été traduit de l'anglais. Je ne peux pas dire que cette écriture m'ait séduite. Quant au sujet, il permet de parcourir la condition féminine telle qu'elle est aux quatre coins du monde, c'est son atout. L'idée du faisceau électrique comme outil de pouvoir me semble tout même très kitch et surtout l'idée de regagner du pouvoir dans la société en rabaissant, torturant ou tuant les hommes est particulièrement déplaisante. L'élévation de l'une des femmes, Eve, dans un statut de messie guérisseur ne parvient pas à compenser ces travers, au contraire. Certes, c'est un roman mais sur cette question de la condition féminine il y a sans doute mieux à faire.
Bien sûr, c'est mon point de vue et chaque lecteur a le sien. Je serais curieuse de connaître d'autres avis
Voici un extrait :
"Roxy comprend sur le champ et sans la moindre ambiguïté ce qui est arrivé à Ricky.
Il est devant la télé, allumée, mais sans le son. Il a un plaid sur les genoux, et des bandages en dessous ; le docteur est déjà passé.
Il arrive que des filles qui travaillent pour elle, en Moldavie, se fassent coincer par des types. Roxy a vu que ce que l’une d’elle avait fait aux trois hommes qui s’étaient relayés pour la violer. Sous la ceinture, ce n’était plus que des chairs calcinées et des motifs de fougères sur les cuisses, dans les tons rose, marron, rouge vif et noir. Il s’en tirera probablement. Ce genre de blessure finit par cicatriser. Roxy a cependant entendu dire qu’ensuite les choses pouvaient s’avérer compliquées."
C'était une sélection envoyée par la Kube, j'espère que les suivantes seront plus à mon goût.
Les tribunaux regorgent de ces faits divers plus sordides les uns que les autres, relayés ensuite par la presse. La fascination / répulsion des lecteurs alimente même la presse à scandale.
Dans ce roman, l'auteur ne nous épargne rien de l'horreur des crimes - passages cauchemardesques ! _ mais il laisse parler son personnage, Duke, victime devenue coupable et le relai de cette voix devient vite l'essentiel. Duke écrit sa propre histoire de sa cellule alors qu'il est condamné à la prison à perpétuité, il ne s'adresse à personne de précis, c'est une parole cathartique par laquelle il affonte son "démon" hérité de la "colline aux loups" et se souvient de "la chaleur" du "nid" où il dormait avec ses frères et sœurs, de la tendresse de sa sœur Clara, de la nature, de l'amour de son amie Billy, de Pete et Maria, sa famille d'accueil. Il alimente son récit de ses lectures, le Traité du Purgatoire Sainte Catherine puis Les Confessions de St Augustin. En effet, Duke raconte sa vie de sa petite enfance à sa mort sans jamais se départir de la question philosophique et morale du bien et du mal.
Sa parole dérange : il ne ponctue presque pas, il dispose d'un lexique limité et original. Le lecteur est bien obligé de prendre un peu de recul et c'est grâce à cela qu'il échappe à la fascination/ répulsion pour accéder avec Duke à des questions bien plus profondes, à une sensibilité, à un imaginaire, à un regard singulier et décapant, en somme à la condition humaine et à l'humain.
Avec ce roman, on songe à tour de rôle à L'Etranger de Camus, au Dernier jour d'un condamné de Hugo et plus encore à Crime et Châtiment de Dostoevski. Mais ici la langue épurée du héros nous fait accéder à une œuvre tout à fait singulière, bouleversante.
Extrait choisi : "Je me suis agenouillé et j'ai pris le sable dans mes mains ça faisait comme de l'eau solide. J'en ai passé sur mon visage, j'en ai goûté ça n'était pas bon. Je suis resté là à me rouler dedans et à approcher l'eau je sentais la force permanente du sel balayer mes instincts et je crois que j'aurais voulu mourir d'avoir rencontré autant de majesté. L'eau était froide j'ai été secoué par une vague je me suis retrouvé trempé et je criais dans l'eau lave-moi viens te battre avec le Démon." p 144
J'étais impatiente de lire ce livre en lice pour le Goncourt 2020 : Thésée est un personnage qui me fascine et je garde un excellent souvenir du Thésée d'André Gide notamment.
Voilà donc un autre Thésée mais cette fois, j'ai fini par me perdre dans son labyrinthe. Après le suicide de son frère Jérôme, le décès de sa mère puis celui de son père, Thésée quitte tout pour aller s'installer avec sa famille dans une ville de l'Est. Il emporte trois boites d'archives familiales en guise de fil d'Ariane. Très vite, il sombre dans une profonde dépression et les archives familiales gisent autour de lui dans sa chambre.... De temps en temps des flashes éclairent le lecteur sur les sources du malaise : la difficulté d'être Juif en France sous Vichy, la judaïté refoulée au profit de la réussite sociale, ... Mais le récit revient sans cesse aux mêmes idées et tisse des liens obscur entre des dates et des événements, la mise en page mêle photos, manuscrits, texte en italiques en vers libres et texte en prose qui reprend soudain en milieu de phrase ! Bref, un labyrinthe où l'on se perd et dont je ne suis pas ressortie.
extrait choisi :
commences-tu à comprendre comment les corps s'imbriquent
vie après vie
eux, Nissim et son jeune frère Talmaï, notre aïeul,
rêvent de se battre pour une nation qu'ils viennent
juste de rejoindre
tandis que toi et moi
deux frères aussi, pris dans le flot du temps
nous décidons de la fuir
toi, en te suicidant, Jérôme, et moi,
en partant vers un pays
l'ALLEMAGNE
dont je commence à comprendre qu'il est pour Thésée
comme le monstre au cœur du labyrinthe
la grande épreuve de l'effroi et des peurs
généalogiques
mais Nissim, lui, est heureux de se battre pour la France, il en oublie, dans les combats, qu'il fut enfant d'un autre lieu et lié à la « religion de ses pères » ; il se déplace, s'inquiète de ne pas recevoir de lettres de notre futur ancêtre, son cadet ; il se décrit plein d'élan, satisfait d'avoir obtenu de ne plus conduire ; il dit vouloir « faire la guerre pour de vrai » et écrit le onze septembre de Rouen : « J'ai pu faire partie d'une expédition assez sportive dont je suis revenu la nuit dernière ; il s'agissait de faire sauter une ligne de chemin de fer très employée par l'ennemi : cent cinquante kilomètres avec cent soldats à l'intérieur des lignes ; nous sommes arrivés par des chemins jusqu'au point indiqué sans être repérés ; pendant trois heures, nous avons miné la voie et à huit heures du matin, nous l'avons fait sauter ; nous étions à cinq cents mètres d'un village occupé et nous apprenons que seul un détachement de cinquante Allemands y est demeuré, les autres ayant poursuivi vers le front ; en accord avec le commandant, nous avons pris une dizaine d'hommes sur deux autos et nous sommes arrivés sur la place du village ; il était dix heures du matin et une quinzaine de boches étaient assis en train de manger et de fumer ; nous avons ouvert le feu à bout portant… »
vois-tu, Jérôme, cette boucle qui commence à se refermer ?
Impatientes, patience, Munyal, patior, endurer, supporter, subir, souffrir, être victime.
Les trois impatientes de ce roman, "fiction inspirée de faits réels" sont contraintes à endurer, supporter, subir, souffrir et être victimes de la tradition patriarcale polygame et musulmane des Peuls. Sans cesse, on leur serine le même refrain "patience".
Ramla et Hindou sont demi-sœurs, Ramla aime les études, rêve de devenir pharmacienne et d'épouser Aminou, un futur ingénieur dont elle est amoureuse. Sa demi-sœur Hindou n'a pas de goût pour les études et se plaît aux activités féminines. Toutes deux sont mariées de force le même jour, leur père ne tolère aucune protestation, leurs mères les exhortent à obéir, leur propre sécurité de co-épouses du père, est en jeu. Le jour du mariage, elles doivent écouter les préceptes du mariage selon les pères et les oncles jusqu'à ce que les mères et belles-sœurs les poussent "sans ménagements" vers la voiture de leur mari.
Hindou a été donnée en mariage à son cousin Moubarak, elle ne quitte donc pas la "concession" où vivent les oncles et son père mais elle n'a pas le droit de revenir chez elle, même quand Moubarak la bat, même quand il couche avec une prostituée dans le lit conjugal. Elle sombre un temps dans une profonde dépression mais ce n'est qu'une porte de sortie provisoire. Lasse des exhortations à la patience, elle finit par partir, on ne sait où.
Ramla a été donnée en mariage à Alhadji , un homme politique riche et prospère, un homme de 50 ans, elle est sa seconde épouse. Contrainte de taire sa révolte, elle semble avoir adopté l'attitude de patience qu'on attend d'elle mais la jalousie de sa co-épouse, la "daada-saaré" finit par lui rendre la vie impossible. Elle finit par partir, elle aussi.
La 3e femme dont on entend la voix dans ce roman est Safira, la " daada-saaré" de 35 ans qui voit d'un mauvais œil arriver Ramla, la nouvelle épouse qui n'a encore que 17 ans. Lorsque Ramda lui prend son tour, son walaande, la jalousie de Safira n'a plus de bornes.
Extrait : Le huitième jour, c’est mon tour. Mon walaande ! La lune de miel instaurée par la religion est achevée et, désormais, Alhadji doit se partager entre sa nouvelle épouse et moi. Je m’apprête à revoir mon mari.
Quand il m’a annoncé son désir de prendre une nouvelle épouse après vingt années de mariage, il avait pris une décision unilatérale qui, selon lui, n’avait rien à voir avec ma personne. Il s’en est arrogé le droit et a refusé d’en discuter. Par contre, j’étais libre de refuser cet état de fait et, en ce cas, il pouvait me libérer. Or, entre son envie de se remarier et son désir de me conserver, il avait déjà fait son choix. Il m’a rappelé que je ferais mieux d’être raisonnable et sage :
« Ouvre les yeux, Safira ! m’a-t-il dit. La polygamie est normale et même indispensable pour le bon équilibre du foyer conjugal. Tous les hommes importants ont plusieurs épouses. Même les plus pauvres en ont. Tiens ! Ton père est aussi polygame, non ? Si ce n’est avec moi, ça sera toujours avec un autre. Jamais tu ne seras seule chez un homme. Si tu étais un peu reconnaissante, tu remercierais plutôt Allah d’avoir été seule pendant toutes ces années. Tu as bien profité de ta jeunesse sans partage. C’est égoïste à présent de montrer de l’amertume. Et puis, serais-tu plus sage que le Tout-Puissant qui a autorisé les hommes à avoir jusqu’à quatre épouses ? Es-tu plus importante que les épouses du Prophète qui ont accepté dignement cette polygamie ? Penses-tu être un homme pour affirmer qu’on ne peut aimer plusieurs femmes à la fois ? »
Pourtant l'hospitalisation de Ramla rapproche un temps les deux femmes : " Comme toi, j’ai eu le cœur brisé le jour de ce mariage. Comme toi, je ne suis qu’une victime. Je ne suis qu’un caprice pour lui. À peine m’a-t-il aperçue qu’il a décidé que je lui appartiendrais, peu importe ce que j’en pensais. Mes parents non plus n’ont pas tenu compte de mes sentiments et n’ont pas entendu ma détresse. Je n’ai pas choisi d’être ta rivale ou de te prendre ton époux.
— Je ne savais pas. J’en suis désolée. Mais tu sais, tu es encore jeune et…
— Je ne suis plus jeune. On m’a volé ma jeunesse. On m’a volé mon innocence.
— À moi aussi."
Ce roman polyphonique évoque la condition féminine dans les peuples musulmans polygames au XXIe siècle, à l'époque du smartphone, de l'Internet, des voyages intercontinentaux en avion. On pourrait l'oublier tant la réalité évoquée dans ce roman est rétrograde ! À plusieurs reprises, j'ai même pensé aux Lettres Persanes de Montesquieu, seuls manquent les eunuques ! Le recours à des Marabouts et à des pratiques magiques invraisemblables accroît encore cet effet d'un autre temps. Comment des mondes aussi distants peuvent-ils coexister, même à l'ère d'internet et des voyages en avions ?
Ce roman se lit très vite et sans peine, l'écriture est classique, la construction polyphonique explore diverses dimensions de la polygamie musulmane mais c'est un pamphlet très puissant dont on ne sort pas indemne.