Prix Goncourt des Lycéens 2024, ce roman dont l'histoire se déroule hors du temps, dans un pays-arrière, on ne sait où, est longtemps pris en charge par un narrateur énigmatique, _le chien de Rose !_ puis par un narrateur extradiégétique. Le récit présente d'une façon quasi toujours chronologique la vie d'un hameau des Montées : trois maisons abritent, tant bien que mal, trois familles : celle de Rose, qui vit seule avec son chien jusqu'à l'arrivée de Madelaine. Celle d'Ambre et de son mari, sabotier, mais ivrogne, Léon. Celle d'Aelis, jumelle d'Ambre, de son mari, bucheron, Eugène et de leurs trois fils, Germain, Artaud et Mayeul. Eugène a la chance d'avoir un cheval, Jéricho, qui lui est fort utile dans son travail.
Tout ce petit monde vit sur les terres des seigneurs du coin, les Ambroisies et redoute les impôts que les Ambroisies exigent chaque année et redoutent plus encore, la folie d'Ambroisie-le-fils qui parcourt les campagnes avec son cheval, décimant les récoltes, écrasant les enfants et troussant les femmes. À cela s'ajoute, la rigueur du climat qui saccage le travail des paysans, la faim, le gel qui torturent les êtres, la fatalité qui empêche tout espoir ! la solidarité familiale permet certes de mieux supporter tous ces fardeaux, mais elle ne garantit jamais le bonheur. La révolte est si périlleuse que seule la jeune Madelaine l'ose et cela provoque de grands malheurs dans le village.
Construit comme une tragédie, le prologue annonçant déjà l'inévitable malheur, ce roman est touchant par ses personnages dont on partage les espoirs, les colères, la soumission à la fatalité !
Terrible tragédie, hors du temps, dans un univers quasi mythologique où se côtoient le fleuve Basilic, le cheval Jéricho et les seigneurs Ambroisie, c'est aussi un roman de la misère et de la révolte qui rappelle la terrible histoire de Jacquou Le Croquant d'Eugène le Roi.
Le roman se teinte cependant d'une certaine modernité, accordant à la question de la place des femmes dans le monde, une place privilégiée. Est-ce ce qui a séduit cette année les lycéens ?
Extrait choisi : " Je n’en avais jamais vu avant elles. Ambre et Aelis sont des jumelles. Cela n’arrive pas souvent et les gens se méfient quand les ventres des mères donnent la vie deux fois coup sur coup, soulagés lorsque l’un des deux enfants meurt à la naissance. Car pour eux, il n’y a rien de normal dans ces corps et ces visages qui se ressembleront goutte pour goutte tout au long de la vie, ces êtres dont on ne saura jamais vraiment si c’est l’un ou l’autre, si c’est humain, si au fond ce n’est pas le diable. Rose a ri en racontant il y a longtemps qu’Ambre et Aelis ont survécu toutes les deux et cela a causé bien du souci à leurs parents d’accueillir deux enfants d’un coup, deux filles qui plus est, qui n’auraient pas la force des fils, qu’il faudrait marier et presque payer pour qu’on les emmène. D’ailleurs il s’en est fallu de peu qu’on ne les jette dans le Basilic une nuit quand tout le village dormait. Cependant les nouvelle-nées étaient d’une beauté saisissante ; sans doute leurs parents les ont-ils gardées par une sorte de superstition confuse, mélange de fascination et de peur, n’osant défaire ce que le ciel avait fait si seulement c’était lui."
Voilà un livre que je quitte à regret, surprise à la dernière page, de le voir fini !, c'est qu'il n'a pas réellement de début ni de fin ! l'auteur nous raconte une tranche de vie, de sa vie et de celle de son frère ! certes, le récit commence par une naissance, celle d'un veau, lorsque l'auteur avait 15 ans alors que son frère avait "à peine treize ans" mais c'est qu'il y a là, un moment crucial : "Mon frère n’était pas aussi confiant. Je sentais la présence en lui d’une menace, d’un traumatisme naissant. L’adolescence est une période de remodelage du cerveau : le programme de maturation qui bientôt fournira les codes de l’âge adulte fait l’objet d’importants bouleversements. De nouvelles connexions neuronales se mettent en place, tandis que d’autres s’évanouissent. Des accidentsse produisent, paraît-il, lors de cette grande période de reconfiguration, qui rendent certaines jeunes personnes particulièrement fragiles inaptes à gérer les situations émotionnellement éprouvantes. Cette nuit-là en tout cas, dans sa petite chambre jouxtant la mienne dans la maison familiale, j’ai entendu mon frère sangloter au creux de son lit. Le lendemain, les premiers signes de sa vertigineuse descente se manifestaient".
Cet événement constitue le premier chapitre du récit qui pour l'essentiel se déroule quarante-cinq ans plus tard. Tout comme le titre et tout comme l'image de couverture, il met au premier plan ce qui fait la singularité du frère cadet de l'auteur : il est schizophrène. Une large partie de ce récit biographique est alors consacrée aux relations qui unissent l'auteur et son frère : "Le mot schizophrénie, formé à partir du grec skhizein (fendre) et phrên (esprit), ne pourrait mieux illustrer le coup de hache qui un jour a fait voler en éclats l’existence de mon frère, et ouvert en lui une brèche impossible à refermer. Je tente comme je peux de me glisser avec lui dans cette ouverture, mais n’y parviens jamais qu’à moitié."
L'auteur, lui-même, laisse à plusieurs son esprit ou son âme (c'est le terme qu'il emploie" s'éloigner du simple réel pour accéder aux intuitions, de telle sorte que lors d'une crise de paranoïa très violente de son frère, l'auteur voit un roitelet monter au ciel en emportant son âme ou que lors d'une promenade dans la campagne, il marche avec son père, pourtant décédé.
Mais ce qui marque surtout dans ce roman, c'est la sérénité que l'auteur trouve avec son frère, avec son épouse, Livia, mais aussi avec ses voisins, avec les animaux, son chien Pablo et son chat Lennon, avec la nature ! Sa vie consiste pour l'essentiel à écrire, à jardiner, à parler avec son frère de jardinage ou de poésie et à l'aider, à se promener dans la campagne et à ne rien faire. Et ce récit qui ne raconte finalement pas grand-chose est extrêmement apaisant.
Extrait choisi : « La vie passe, m’a dit ce matin mon frère une fois achevée sa lecture de mon manuscrit. La vie passe, banale, insignifiante, et pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l’âme qu’elle finit par leur donner une raison d’être. Oui, presque rien n’arrive dans cette histoire, mais tout y a un sens. »
Tout frais sorti le 16 janvier dernier, ce roman nous place, d'une certaine façon, devant la palette d'un romancier ou d'une romancière : ses personnages, son atmosphère, son style, ses épisodes et péripéties, sa chronologie... tout est là, posé de façon inaboutie.
Comment résister au charme d'Isaure Clément dont nous découvrons l'histoire de ses cinq ans à l'âge adulte. Le récit adopte son point de vue pour évoquer le père aux doigts marqués des lettres de son idole, puis de son dernier enfant, trop tôt décédé, ELVIS, la mère, deuxième épouse, défenestrée après le décès du petit Elvis, ne laissant à Isaure que le souvenir de son parfum de Prisunic, Ambre libertine, Monsieur Allain, le professeur tant admiré et puis Madame K, son professeur de Lettres, rescapée des camps de concentration et retirée au milieu des jasmins à Grasse et Madame Lavigne, professeur de latin. Au fil de l'histoire, d'autres personnages affleurent sans prendre tout à fait consistance, tels les garçons aux cheveux blonds et aux yeux gris, Laetitia, victime qui n'obtiendra jamais justice, la vieille dame aux chats dont l'offre de lire les lignes de la main d'Isaure est restée sans réponse et Franck Margelle dont on pressent la menace, mais peut-être injustement. Sans oublier le chat blanc Phantome et les nombreux objets, sabliers, kaléidoscopes, cahiers à couverture bleu roi frappée de l'écusson fleurdelisé des papeteries Delacourt., flacon d'eau de verveine de Fragonard.
Tout, absolument tout est là pour créer le roman, et on s'y laisse prendre mais c'est sans compter l'accident qui cloue Laurence Métis, amnésique, sur un lit d'hôpital !
Extrait choisi : "Voici Phantôme, que tu n'as jamais vu, et pour cause, il est insaisissable, lui avait dit Sybille Lavigne, théâtralement surmontée d'un turban fuchsia semé de paillettes d'or et drapée d'une de ses robes d'intérieur dont elle avait le génie, toute de soie chamarrée, les pieds nus aux ongles vernis de la même teinte que la coiffe extravagante. Le chat, d'une blancheur immaculée, trônait dans la bibliothèque, sur le rayonnage le plus haut, contre deux rangées de volumes latins et grecs séparés par des serre-livres, éléphants d'ébène. Isaure était restée seule dans la pièce, le temps que son excentrique hôtesse prépare un plateau qu'elle rapporterait, comme la première fois, et comme toutes celles qui suivraient, garni de deux verres de porto Fine White au goût d'agrume confit et de mirabelle, de tuiles au bleu de son invention et de ces raisins roses à gros grains sphériques que l'on trouve toute l'année."
Épopée familiale, sur fond historique et autobiographique, ce roman commence comme un conte par la découverte d'un nouveau-né de trois jours sur le parvis d'une église au Venezuela. Une mendiante muette, Térésa, le prend en charge et le nomme Antonio, car l'église était placée sous le patronage de saint Antoine. Voilà un début plein de promesses, et la suite, en effet, est la fabuleuse histoire d'Antonio, parti de rien, mais, grâce à une tabatière d'argent trouvée dans ses langes, devenu cardiologue de renom, puis recteur de la plus grande université du Venezuela. C'est aussi l'histoire de son épouse, Anna-Maria, première femme médecin de son pays, éminente gynécologue obstétricienne, à la tête du combat pour le droit à l'avortement.
Une légende de Maracaibo dit que sur une portée de chatons, il y a toujours un petit léopard que la mère chasse, pour protéger les autres si bien qu'il "grandit différemment"
L'histoire extraordinaire de ce couple est contée avec une telle exubérance, une telle verve magique et réaliste, une telle profusion d'images et de sensations, que le roman vous entraine dans son tourbillon.
Mais la toile de fond est plus réaliste : nous suivons l'essor du Venezuela grâce à la découverte du gisement pétrolier vers 1917, puis les mouvements de guérilla, les soulèvements et coups d'état, les années Chavez et Maduro, la difficile installation de la démocratie, ce que découvre Cristobal, petit-fils d'Antonio : " Cristóbal ne put en croire ses yeux. Des années après, il serait encore incapable de se rappeler cette scène sans être ébahi, sidéré. En arrivant sur les terrains de magnolias, il découvrit les tracteurs en fonctionnement, les fleurs ouvertes et épanouies, mais il ne lui fallut que quelques minutes pour se rendre compte qu’une des familles, plus importante que les autres, avait pris possession de la bâtisse des Pistoletto et versait aux trois autres un salaire pour s’occuper des plantations de magnolias. Les paysans avaient reproduit exactement ce qu’ils voulaient combattre."
extrait choisi : Elle surgit un mardi de novembre. Les habitants du lac aperçurent de loin, depuis la promenade couverte de mangues écrasées et de poissons pourris, une imposante statue de quatre mètres de hauteur et de six tonnes de bronze coulé en Toscane. C’était un homme à cheval avec un costume du XIXe siècle, à l’allure autoritaire, qui regardait droit devant lui en pointant l’avenir de son épée, et dont l’élégance fit un tel effet sur les enfants de la plage, des garçons en haillons qui n’avaient jamais vu Simón Bolívar, qu’ils entrèrent dans leur maison en hurlant : « Dieu est arrivé à Maracaibo ! » Après une périlleuse traction de poulies de fer, de chapes et de courroies, on sortit Simón Bolívar du navire et on le déposa parmi des caissons de bananes plantains, de viandes séchées et des cages à poules, entouré de sacs de café. Son bronze puait la goyave. Il venait de loin. Il avait fait un voyage en bateau sur le cours d’une rivière tumultueuse. Il avait survécu aux pluies tropicales qui avaient éclaté plusieurs fois, aux quatre-vingts kilomètres de caïmans et de singes hurleurs, à la rouille et à l’oxydation. Il devait rester quelques jours à Maracaibo avant de continuer son chemin sur la rivière Escalante jusqu’à atteindre le port de Santa Bárbara del Zulia, en face de la ville de San Carlos où, un jour de 1820, Simón Bolívar, profitant de l’abondance de bois dans la région, avait ordonné la construction de cinq navires pour attaquer les Espagnols.
Comme l'indique le titre, il s'agit de poursuivre L'Arabe du futur en revenant sur l'histoire par le regard cette fois du jeune Fadi dont nous ne connaissions presque rien si ce n'est l'enlèvement par son père Syrien.
Ici, c'est par la voix et le regard de Fadi que nous découvrons l'histoire : son père l'avait enlevé alors qu'il avait environ deux ans. Le dernier souvenir de l'enfant est le moment où il avait dit à sa mère "T'es méchante ! Je ne t'aime plus" parce qu'elle lui avait mis une salopette bleue pour aller à l'école.
En Syrie, loin de sa mère, Fadi se sent coupable, il réclame sa mère et son père, après avoir usé de tous les moyens de corruption possibles (bonbons encore et encore, Game Boy) finit par lui dire qu'en effet sa mère ne veut plus le voir. Cinq ans plus tard, Fadi ne comprenait plus le français. Seule la mauvaise foi de son père est une constante immuable : il va jusqu'à accuser son fils d'avoir fait un mauvais choix d'épouse pour le remariage de son père !
Alors, bien sûr, on peut considérer qu'à deux ans, Fadi a une mémoire extraordinaire, mais dans les planches jaunes puis orange et rouges de la BD, nous découvrons la vie en Syrie à l'époque d'Haffez-El-Hassad : Le portrait du président est partout, les maîtres battent les enfants, le Doktor Sattouf connaît moins bien l'orthographe que son élève, mais menace le maitre de son fils en se présentant à l'école avec un fusil... Le dessin, presque naïf à première vue, est volontiers sarcastique pour le plus grand plaisir du lecteur.
Voici par exemple une vignette clin d'œil à l'actualité récente :
Le sujet n'est pas engageant, certes : L'effondrement est la mort du frère aîné de l'auteur, à seulement 38 ans, rongé par le ressentiment et par l'alcoolisme. Triste sort !
Mais, outre l'écriture, toujours aussi vivante et puissante, ce qui m'a passionnée dans ce nouveau livre de l'auteur, de nouveau consacré aux dysfonctionnements de sa famille, c'est la quête du sens et en même temps le rejet viscéral qui se conjuguent étrangement dans l'approche du narrateur. Alors qu'il n'éprouve rien à l'annonce du décès de son frère et qu'il refuse de dépenser de l'argent pour organiser ses obsèques, le narrateur fouille ses souvenirs, interroge les femmes de la vie de son frère et tous les témoins possibles, cherche à comprendre en lisant Ludwig Binswanger, Anne Carson, Joan Didon de même que Michel Foucault ou Sigmund Freud ! Il aboutit à des images contradictoires : romantisme sentimental et violence bestiale, générosité et égoïsme, intelligence et sottise... Abandonné par son père, méprisé par son beau-père, emporté par des rêves de grandeur et sans cesse rabaissé, ce frère pouvait quand même être un trésor de sensibilité tout comme un monstre violent. Le milieu dans lequel il a vécu explique un peu, mais n'explique pas tout. Le narrateur cherche un sens à l'histoire de son frère et ne le trouve pas.
Extrait : Anne Carson note à la mort de son frère : « Nous voulons des autres qu’ils aient un centre, une histoire, une explication, quelque chose qui ait du sens. Nous voulons être capable de dire Voilà ce qu’il a fait et voilà pourquoi. Cela forme un rempart contre l’oubli. »
Peut-être que je ne sais rien de mon frère, mais j’ai besoin de croire que je sais. Peut-être que j’ai besoin d’une histoire, d’une explication, de quelque chose qui ait un sens. D’un rempart contre l’oubli.
Prix Goncourt 2024, ce livre a retenu mon attention et m'a été conseillé par une amie et pourtant… que j'ai eu du mal à le lire ! j'avoue, je ne l'ai même pas fini. Oui, je sais, il relate des faits réels, trop réels, qu'il convenait de raconter puisqu'à ce jour, il reste interdit, en Algérie, d'évoquer cette boucherie fratricide.
Dans une première partie, l'auteur fait parler une femme qui n'a plus de voix depuis que toute petite, elle a été égorgée, perdant ses cordes vocales. Cette rescapée parle à son enfant qui n'est pas encore né et dont elle ne souhaite pas la naissance. Elle ressasse sa rancœur et sa révolte, narguant l'imam qui officie juste à côté de son salon de coiffure jusqu'au jour où son salon est massacré par on ne sait qui. J'ai trouvé cette voix d'une femme aphone difficile à supporter et finalement artificielle.
Dans la seconde partie, Le Labyrinthe, la voix d'un homme, libraire ambulant, mais analphabète, se mêle à celle de cette femme. Cet homme est le seul rescapé de sa famille et depuis il roule, encore et encore de peur de s'arrêter et de faire face au malheur. Il ne peut pas écrire, mais il a une mémoire fabuleuse qui lui permet de dire pour chaque date quelles horreurs ont été perpétrées, envers combien de personnes et en quel lieu. Pour lui, la jeune femme est précieuse, car son cou fendu en un horrible sourire est une preuve vivante.
Bref, ce livre est plutôt qu'un roman, un témoignage sur l'indicible et, pour moi, l'insupportable. Comment peut-on comprendre une telle sauvagerie ? Comment la supporter ? Comment lire cela, tranquillement dans un fauteuil ou dans son lit ?
Extrait : "Je te parle et je te parle, alors que je devrais me taire, prendre ma petite voiture et aller inspecter l’état de mon salon de coiffure pour me changer les idées. Oh oui, j’en ai un, très fréquenté et qui me fait vivre. Depuis trois jours il est fermé, car mes deux apprenties sont rentrées chez elles. Durant cette semaine de l’Aïd, les femmes ne se coiffent pas et ne soignent pas leur corps. Elles se destinent aux cuisines et aux cuissons, au gras et aux entrailles des bêtes égorgées. Alors, je n’attends pas de clientes. Et sans clientes, je libère les deux filles qui me détestent un peu, m’aiment un peu, et m’imitent en se taisant en ma présence. J’en souris et ce sourire apparaît sincère, comparé à l’autre, sous mon cou, qui pétrifie les gens autour de moi comme du fil de fer barbelé. C’est la longue signature calligraphiée du meurtrier qui ne m’acheva pas faute de temps. Le fou rire du prophète qui voulut égorger son fils. Je te parle et je prolonge le délai dans ce beau ciel oranais, alors que je gagnerais à me taire et à te couper la tête une fois pour toutes. Avec trois pilules, ou des pinces froides, des sirops interdits, des coups de poing au ventre, en sautant à pieds joints pendant des heures, en avalant de l’acide, en chutant volontairement dans un escalier ou en mâchant des herbes bannies. Ne viens pas ici, dans ce pays, s’il te plaît !
Voilà un titre bien énigmatique ! À qui s'adresse cette injonction ? À quelle brute ? Au Président Georges, chasseur d'enfants ? au père jaloux et violent de la petite Lucie ? En exergue, ce poème de Baudelaire peut-il nous éclairer ?
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t'enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !
Le Printemps adorable a perdu son odeur !
Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.
Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute ?
Dans ce roman, le sommeil joue un rôle essentiel, mais c'est surtout celui des jeunes enfants, tout autour de la terre. Leur endormissement déclenche des catastrophes planétaires que l'on assimile bientôt au sept plaies d'Égypte, or, le point de départ semble être la jeune Lucie, réfugiée avec sa mère Eva dans les marais de Camargue pour échapper à la violence de Pierre, son père. Lucie et sa mère, Eva, paraissent pourtant avoir trouvé leur bonheur au cœur de la vie sauvage des marais, auprès de Serge, le géant solitaire à l'éternel pull bleu ciel en maille diamant.
C'est ainsi que le roman glisse vers la poésie et le réalisme magique qui fait sa beauté. Alors, Lucie peut couver des œufs d'oies sauvages et même s'envoler avec ces oies sauvages qu'elle a couvées. " Elle vole ? Lucie vole ? La Terre s’est retournée ? Tout bascule dans cette obscurité. Vous ne bougez plus, sous ce fil tendu, tu as peur qu’il ne casse, tu lui laisses du mou, puis tu tires un peu, pour dire à Lucie que vous êtes là sur la Terre, à l’autre bout, et que vous la retenez où qu’elle soit, que vous la soutenez, que vous l’aimez, alors le fil se détend, tu le roules en pelote, le mieux possible, tu tentes de ne pas l’emmêler comme quand tu étais enfant, tu ne sais pas combien de mètres il reste encore entre vous et Lucie, mais vous entendez le caquètement des jeunes oies, tout près." Ces fils sont bien entendus ceux du pull-over bleu ciel aux mailles diamant.
J'aime beaucoup ce genre de romans qui ne se contentent pas de nous livrer une image de la réalité sociale et qui osent déborder dans l'univers de la magie et de la poésie. Ici, le récit assumé à tour de rôle par les divers personnages, sans transition, conjugue avec brio réalité, rêve, magie, imaginaire.
extrait choisi :
Nous sommes sorties sous le soleil dans le paysage que les fleurs commençaient à barioler. Nous avons marché jusqu’au grand étang et vu les trois arbres que feuilles et fleurs habillaient d’une sorte de robe pointilliste. La petite a voulu prendre au plus court et quitter le sentier, mais je le lui ai interdit. Il valait mieux ne pas s’aventurer dans les marais. Il nous l’avait dit, « ils sont dangereux ». Tout comme lui, avait-il précisé, et pourtant nous étions en chemin vers son antre. Je ressentais une étrange sensation à mesure que je m’approchais de la maison du colosse. J’entrais sur son territoire, comme sur celui d’une bête sauvage, ma fille m’entraînait dans un monde où je ne devais pas m’égarer et je lui tenais la main plus fort.
Sans l'avoir jamais rencontré, Philippe Jaenada s'engage dans les pas de Modiano en quête de la jeunesse perdue des années cinquante à Saint-Germain des prés.
Le prétexte [?] ici est le mystère qui entoure le suicide de la jeune Jacqueline Harispe alias Kaki en 1953 chez Moineau, un café de la rue du Four où elle et ses amis passaient le plus clair de leur temps. L'enquête le mène à évoquer le passé de ces jeunes qui avaient 10 ans pendant la guerre, l'âge de comprendre et l'âge de ne pouvoir rien faire. Kaki était alors fille d'un collabo, membre notoire de la Cagoule et d'une femme au service de la même extrême droite, où se trouvaient aussi les patrons de l'Oréal ou de Lesieur. Elle s'y impliquait bien plus que dans un rôle de mère ou d'épouse. Dans les années 50, Kaki vit libre de toute attache, comme ses amis du café des Moineaux.
En contrepoint de cet enfermement des jeunes sans avenir, sans passé, le narrateur parcourt la France par ses côtes et par ses frontières, d'hôtel en hôtel, de café en café, à l'écoute des gens qu'il croise, la plupart du temps sans les rencontrer.
Extrait :
Au démarrage sur le parking de l’hôtel Merveilleux, jeudi matin, la Kuga m’annonce encore une fois que je dois changer son huile moteur bientôt. Le temps s’allonge, bientôt recule. Ça devrait aller, je suppose, jusqu’à Paris. (Même si je sais évidemment comment rejoindre Paris puis m’y diriger, j’ai programmé le trajet pour que Gladys me guide encore, jusqu’au parking de la gare du Nord.) Hier soir, dans la chambre, sur la table près de la fenêtre (la mer était basse, loin, dans l’obscurité, même sous le clair de lune (celui de Dunkerque vaut bien celui de Maubeuge), je ne la voyais plus), j’ai calculé sur Google Maps, de ville en ville, que de Dunkerque à Dunkerque, j’avais roulé cinq mille trois cent quarante-deux kilomètres. J’aurais dit plus.
Au long de ces cinq mille trois cent quarante-deux kilomètres, contrairement à ce que laissent entendre les chaînes info que je regardais parfois le soir dans les hôtels, je n’ai pas vu la France à feu et à sang, je n’ai pas senti le raz-de-marée de colère et de frustration qui submergerait tout et tous, extérieurement ça ne se voit pas beaucoup (sauf chez les complotistes demeurés de La Grande-Motte qui maudissaient les satellites de Macron, les homosexuels et l’électricité), les gens font comme ils peuvent, encaissent, contrôlent calmement, sourient, vivent. Mais en franchissant le périphérique à la porte de la Chapelle, j’ai compris ce que ressentent les provinciaux qui sont effrayés ou rebutés par Paris, qui trouvent la ville violente et les gens cinglés. C’est mon milieu naturel depuis toujours, l’endroit où je me sens le mieux, protégé, en sécurité, un environnement familier, d’habitude je n’entends pas le bruit, je ne vois pas la folie. Mais au feu rouge du pont sous le périph, à la frontière, coincé dans les embouteillages, j’ai pris d’un coup toute la misère et l’inhumanité dans les yeux, il faut franchir une zone où les migrants en détresse et les épaves du crack errent entre les voitures, grattent les vitres, toutes bien fermées, tapent sur les capots, un chauffeur de taxi a tenté d’en écraser un, deux types à moitié nus s’étripent au carrefour, les klaxons beuglent. Tout le monde paraît furieux, congestionné, prêt à se battre. Une demi-heure plus tard, dans le hall immense de la gare du Nord empli du vacarme d’une foule indifférente, j’ai été percuté trois fois avant d’atteindre la sortie, par des masses mobiles et butées qui ne se sont pas retournées. J’étais déshabitué. (Alors sur le chemin du retour à pied, avant de monter à l’appartement et de retrouver ma vie d’ici, Anne-Catherine qui me manque, je me réfugie un instant au Bistrot Lafayette, où je connais tout le monde et chaque centimètre du comptoir. Je comprends cette notion de refuge.)
Je n’ai pas fini, je dois passer dans les différents services d’archives pour consulter ce qu’éventuellement on n’a pas pu m’envoyer, vérifier encore certaines choses, et j’aimerais trouver la tombe de Kaki. Je n’ai pas fini, mais quand Gladys a prononcé ses derniers mots, rue de Compiègne, pour m’orienter vers la rampe d’accès au parking souterrain de la gare du Nord (« Tournez légèrement à droite et vous aurez atteint votre destination »), je suis obligé de reconnaître que j’ai ressenti, tout en ayant parfaitement conscience d’être ridicule (mais seul), un léger serrement de cœur quand j’ai répondu : « Salut Gladys. »
De Philippe Claudel, j'ai beaucoup aimé La Petite fille de M Linh un récit d'une très grande délicatesse mais Le Rapport de Brodeck déjà avait longtemps attendu que je trouve la force de l'aborder tant le sujet, l'illustration de couverture et plus tard le propos me remuaient et voici que Crépuscule, roman paru en 2023, fait un pas de plus vers l'innommable à tel point qu'il ne reste presque plus rien de véritablement humain dans une contrée imaginaire aux portes de notre monde : meurtres, torture, haine, violence. pogrom, viol, spoliations, rien ne nous est épargné et c'est à désespérer de l'humanité.
D'ailleurs, souvent, les hommes sont décrits comme des animaux : sauf Baraj, "un homme au milieu de l’existence", le Maire est " un magnifique imbécile de l’espèce des dindons", le Médecin " tout chez lui rappelait le chat, de ses moustaches maigres qui se divisaient de part et d’autre du visage pointu en ramifications hérissées, aux yeux en amande, vert et or, et à ses ongles aussi, [...] étaient étonnamment longs et acérés" ou le Rapporteur de l’Administration qui émet des" gloussements de volaille" " tout en gonflant ses poumons d’air et d’importance." Dans Anima, Wadji Mouawad poussait plus loin encore l'animalisation du monde qui avait perdu toute humanité.
Depuis sa parution il y a un an, beaucoup de choses ont déjà été écrites sur Crépuscules, je ne vais pas les répéter. Cet abécédaire suffira à garder un souvenir de cette lecture :
A L’Adjoint, qui répondait au nom antique de Baraj, était tout encombré de sa personne et en particulier de sa grosse tête couverte d’une chevelure bouclée ras. Il se taisait et jetait avec ses yeux jaunes des regards inquiets vers son supérieur, le Policier, ...
B Baraj n’avait pas pris femme et vivait avec ses deux chiens roux aux yeux piquetés d’or, de forts bâtards à l’allure noble qui tenaient tout à la fois du braque et du rouge de Bavière, et qui étaient aussi silencieux que lui. Les deux chiens formaient une paire inséparable. Si bien que Baraj ne leur avait pas donné un nom à chacun, mais les appelait Mes Beaux.
C Un crépuscule lourd comme mille années de souffrance écrasait son jeune corps jusque-là neuf et pur.
D Lui-même alors devait enfin savoir s’il avait eu raison de consacrer son existence à Dieu, ou s’il avait gâché ses jours pour des fariboles
E Elle soupirait. Il la prenait là où elle était, sans plus de façon et sans rien lui demander. Porc efflanqué, il venait en elle, soufflant, grognant, tandis qu’elle se laissait faire, muette, soumise et sans joie, continuant à éplucher debout les légumes pour la soupe si telle était sa tâche au moment où il avait surgi.
F Seule la mitoyenneté de la demeure empêcha qu’on y mît le feu mais on badigeonna la façade d’inscriptions ordurières où les mots « assassin » et « impie » dominaient toutes les autres insultes, et de dessins malhabiles où le Prophète Mahomet était caricaturé sous les traits d’un âne.
G On délie les gorges en les rinçant.
Sa Grandeur le Margrave Vitold Vlad Domitien Özle, dix-septième du nom, vingt-deuxième comte de Bessa, onzième prince de Mordochie, chevalier de l’Ordre de la Croix bénie, Commandeur de l’Empire, Stils d’argent des Frères francs, serait honoré de la présence du Capitaine de police Nourio lors de la chasse à l’ours qu’il mènera sur ses terres le dernier vendredi de ce mois.
H Le Commandant, qui était un homme pusillanime, mettait en garde Nourio;
I En particulier, et il s’en étonna plus tard, à aucun moment il ne pensa aux victimes probables de l’incendie.
J Nourio avait toujours vu la vie comme un jeu stupide aux règles floues, qui changeaient sans cesse, et dont l’issue de la partie n’apportait sans doute aucun gain, mais pas de perte non plus d’ailleurs. Un divertissement à somme nulle, dont on peinerait à trouver une signification
K Le Policier prit un petit cigare dans son gilet – des krumme suisses, son seul luxe, qu’il faisait venir de Berne par boîtes de cinquante et qui ressemblaient à des lombrics tortueux.
L Lorsque Nourio avait frappé à la porte, c’était la fillette, Lémia, qui lui avait ouvert.
M Pour l’Adjoint, la jeune fille figurait tout à la fois la sainte, la sœur, l’enfant, la mère, comme si, dans sa féminité à peine éclose, elle unissait toutes les figures, toutes les incarnations de la femme, avec la même grâce et le même inaccessible que les statues d’église ou les peintures sacrées.
N La disparition de Nourio n’affecta pas la petite ville. On pourrait même dire qu’elle soulagea le plus grand nombre des habitants, à commencer par ses édiles.
OOn aurait cru soudain que l’assemblée pressée là subissait une de ces métamorphoses que d’antiques poètes ont célébrées et qui conduisent les hommes à prendre des faces de bêtes.
P Trois jours après les funérailles du Curé Pernieg et la procession de repentance, alors que la veille l’Évêque branlant et sa suite avaient levé le camp et regagné T., une main anonyme souilla de sang de porc les portes des quatorze logis, en y barbouillant un approximatif symbole qui ressemblait à un croissant, après avoir attaché un goret à celle de la mosquée et l’avoir égorgé sur place.
Q « Qu’Allah vienne en aide aux brebis égarées ! Ce ne sont pas des menaces. C’est une prière. C’est une sourate du Livre saint.
R Un roman. Un roman de mer et de pirates, car c’était là le paradoxe chez un homme dont la mission était de veiller à la bonne administration d’une contrée continentale éloignée de tout rivage que d’avoir pour choses les plus précieuses dans la vie les mers, les océans, les marées, les grèves, les îles, les grands bateaux aux voiles blanches, les campagnes de pêche, les drames des abysses, les cyclones et les tempêtes, les grains, les embruns, l’odeur du sel et sa morsure, les corps violents des marins et leurs mœurs rudes.
S Les trois autres avaient des têtes de soudards et d’assassins, brutales et couturées de cicatrices dont on pouvait supposer qu’elles étaient les souvenirs de rixes sanglantes ou d’engagements guerriers.
T Tous les débuts sont modestes. Troie. Rome. Mille exemples pour qui se donne la peine de les chercher ! L’Histoire bégaie. Elle est sénile, ou jamais sortie de ses langes. Au choix
U L’usage de la plume, de l’encre et du papier lui procura une sérénité simple qui l’effaçait du moment présent, le décalait dans un autre espace où ni la saison, ni l’heure, ni les faits domestiques, ni les vicissitudes, ni même les variations de son état d’âme n’avaient d’importance.
V ... car soudain ce qui possédait le Vicaire posséda tous les hommes, femmes, vieux, enfants présents, à l’exception de quelques-uns, du Policier par exemple, qui songea à l’antique légende d’Ulysse et des Sirènes, ou de l’Adjoint dont on apercevait, non loin du baptistère, la haute stature encombrée et dont la stupéfaction ne parvenait pas à oblitérer le bon sens primaire
W « Wifq Allah alshaat aldaala ! « Est-ce que ce sont des menaces ? avait demandé le Policier
X chapitre X où le policier réalise avec effroi que les quatorze stations de la procession correspondent aux quatorze maisons de musulmans.
Y Mes Beaux qui l’accueillaient joyeusement, et leurs grands yeux couleur d’automne, emplis d’amour et de reconnaissance, le contemplaient comme s’il était le centre de l’univers ainsi que son monarque.
Z Et sans doute le Maire et le Rapporteur, tout disposés à faire preuve du zèle le plus veule, confirmèrent-ils leurs informations au Vicaire.