J’ai beaucoup aimé cette lecture.
Bretonne, je connais Belle-ile-en-Mer, les vestiges de la colonie pénitentiaire et quelques éléments de son histoire et j’avais déjà lu Paroles de Prévert et le magnifique poème « La chasse à l’enfant » et j’ai lu récemment Les mal aimés de JC Tixier.
C’est avec cet arrière-plan que j’ai lu et apprécié ce roman.
En effet, l’auteur connaît bien l’enfance maltraitée puisqu’il en a été victime et c’est avec ce regard particulier qu’il fait vivre celui que l’on surnomme « la Teigne » prisonnier des hauts murs de la colonie pénitentiaire, des gardiens, des gaffes ou surveillants et de l’île entourée par l’océan ! Avec lui, on observe la violence entre colons et de la part des gardes et on découvre le raffinement dans l’invention des sanctions : le bal notamment.
Mais Chalandon connaît aussi particulièrement bien par sa jeunesse et par ses relations avec les combattants d’Irlande du Nord le sujet de la révolte et il décrit ici la révolte des colons en 1934 après une sanction totalement disproportionnée à la faute : un colon avait mangé son fromage en premier au lieu de suivre l’ordre du repas ! Absurdement, les enfants profitent pour franchir le mur, oubliant qu’ils sont prisonniers de l’océan ! Tous sont capturés dès le lendemain grâce aux secours des « braves gens », belle-îlois et touristes, lancés aux trousses des enfants pour 20 francs de récompense ! Tous, sauf un : Jules Bonneau (clin d’œil aux anarchistes) alias la Teigne.
Enfin, l’auteur est journaliste, ce qui donne un roman extrêmement bien documenté sur les journaux, les courants politiques, la marine à voile, les traditions des morbihannais, le travail de faiseuse d’anges et les risques encourus pour cette pratique illégale.
J’ai trouvé très touchante l’amitié qui unit le héros avec son patron et avec l’équipage du Sainte-Sophie. Cette amitié amène le héros à desserrer son poing pour serrer une main, à remiser « la Teigne » pour assumer son nom, Jules Bonneau.
En somme, un très bon roman, riche, émouvant, documenté. Extrait : Je l’ai regardé une fois encore. Sa tête de piaf. Son regard tombé du nid. Au pied des deux échelles, ils n’étaient plus que trois. Loiseau m’a donné une bourrade dans l’épaule.
— Allez, on y va, Bonneau !
Sans plus attendre, il a saisi le cordage qui pendait. Et il a commencé à descendre, sans me quitter des yeux. Il grimaçait de douleur.
— Allez viens, merde !
J’ai craché dans l’obscurité.
— Regarde-toi ! Tu ne pourras même pas marcher.
— Je n’ai pas le choix.
La sirène a repris. Il était dans l’herbe, une joue posée contre la corde.
— C’est trop tard, Bonneau. Tu as vu les dégâts ? On va le payer très cher !
Il avait raison, je le savais. Nous allions le payer. Mais pourquoi s’évader ? S’évader où ? Personne n’avait jamais eu l’intention de s’évader. Seulement avoir un peu de temps en plus. Voler quelques heures pour nous. Et puis leur faire mal. Que la peur change de camp.
Extrait : De chaque déchirure naît une étincelle, de chaque faille, naissent des merveilles, alors il est pris dans un cycle paradoxal : construire son art ou se détruire. Car il est ainsi fait. Staël est un homme de rupture. Il ne se retourne jamais.
Ce texte est présenté comme le roman d’un chef-d'œuvre. Il a en effet pour sujet central le dernier et très grand tableau (3m 50 x 6 m) de Nicolas de Staël « Le Concert ». Le récit part du dernier jour de la vie du peintre qui venait de passer la journée à peintre ce tableau "immense et rouge" avant d’abandonner et de se jeter dans le vide.
En remontant le temps, le récit s’attarde sur la passion de Nicolas de Staël pour Jeanne, ex-maîtresse de René Char et motif de la brouille de ces deux hommes qui avaient tout pour s’entendre. Le jour de son suicide, le jeune peintre est seul, ni Jeanne, ni Françoise, sa deuxième épouse, ne viendront. Le tableau reste inachevé. À 41 ans, l'artiste, en plein succès, renonce à la vie.
C'est que Nicolas de Staël se moque bien du succès de ses œuvres chez les galeristes new-yorkais et de leurs exigences de tableaux non figuratifs : Le Concert est un tableau figuratif, le piano noir, la partition et même le violoncelle sont bien identifiables. Et le peintre étale autour un rouge lisse, sans mouvement, ce rouge qui "avait envahi [son] esprit alors qu'il assistait à un concert de Webern le week-end" précédant.
Or ce rouge ne serait-il pas celui des lueurs de l'incendie et de la colère du peuple russe de 1917 sous les fenêtres de la famille de Staël sur la perspective Nevski de St Petersbourg ? Nicolas de Staël est en effet issu d'une famille de l'aristocratie russe, proche du tsar Nicolas 1er. Sa mère avait beau jouer du piano pour ses enfants, la fuite était inéluctable. Les parents de Nicolas n'y survivent pas longtemps, mais les enfants ont la chance d'être recueillis dans une famille bienveillante et riche à Bruxelles. Pourtant, dès ses 18 ans, Nicolas de Staël quitte ce cocon pour une vie de bohème où il entraine sa première épouse qui n'y survivra pas.
Le roman retrace ainsi l'existence tumultueuse du peintre en quête d'une explication de ce tableau. La bibliographie donnée en fin de l'ouvrage illustre le sérieux de la recherche. Des textes de Stéphane Lambert, Edouard Dor, Anne de Staël et Laura Greilsamer apportent pour finir des "regards croisés"
Cette lecture m'a passionnée, d'une part car j'ai eu l'occasion d'étudier ce tableau avec des étudiants
et d'autre part car j'espère aller voir bien l'exposition Nicolas de Staël au musée d'arts modernes de Paris
Dans ce roman, tout est dédoublé : l’auteur lui-même a son double qui écrit un roman qu’il intitule « La mangeuse de tableau ». Ce romancier écrit à sa demande l’histoire de Sarah, une jeune femme qui vit en Bretagne et choisit de doubler cette histoire par celle de Suzanne, une autre jeune femme de son invention qui vit à Dijon. Or ces deux femmes ont quasiment la même vie. L’une est architecte, l’autre est généalogiste et toutes deux vivent dans une famille bourgeoise avec deux adolescents et un mari avocat fiscaliste.
Toutes deux en rémission d’un cancer du sein quittent leur emploi et décident de se réaliser, l’une par la création d’œuvres d’art architecturales dans son jardin, l’autre par l’écriture. Or la passion que toutes deux manifestent à créer s’accompagne d’un repli de leur conjoint qui déjà s’était montré très distant face à leur maladie. Puis ce mari ne se contente pas d’être distant, il se révèle aussi calculateur, froid, cruel et Sarah comme Suzanne finissent par aller vivre ailleurs, juste le temps qu’il réfléchisse. Elles ne s’en doutaient pas, mais elles allaient alors vivre un enfer : impossible de rentrer à la maison. Le mari est aux abonnés absents, la fille est fâchée et le fils finit aussi par prendre ses distances. Voilà qui les conduit à l’hôpital où leur mari ne trouve rien de mieux à faire qu’à leur présenter les papiers d’un divorce avec des clauses très défavorables à leur épouse. De guerre lasse, Sarah signe…
Tout au long de cette descente aux enfers, on souffre avec les héroïnes, on compatit et on s’accroche pour aller jusqu’au bout de la dégringolade de plus en plus violente.
On retrouve ici bien des thèmes et des techniques d’écriture communs avec l’amour et les forêts, mais poussés à leur paroxysme. Le roman, très bien écrit, joue sans cesse avec les notions de personnes et de personnages, de similitudes et de différences, de mises en abyme et de parallèle, de beauté et d’art.
Extrait choisi : — Dix mille, je ne peux pas. Vraiment. Huit mille, en revanche… peut-être que je… oui, pourquoi pas, je suis d’accord. Va pour huit mille. Huit mille c’est déjà énorme pour un tableau qui en vaut deux mille. Faisons vite fait cette transaction et n’en parlons plus.
— Dix mille euros. C’est mon dernier prix. Je n’en bougerai pas, soyez-en assurée.
— Vous êtes cruel.
— Je ne crois pas, non. Je mets un juste prix à l’attachement qui est le mien pour cette peinture, voilà tout. Je ne vous force pas à l’acheter. La décision vous appartient, ne m’en faites pas porter le poids – sur le plan moral je veux dire. Ce serait un comble.
— …
— …
— OK. Comment fait-on ? Un chèque ?
— Et puis quoi encore ? En bons du Trésor tant que vous y êtes ! Il ne va pas falloir essayer de m’arnaquer ma petite dame.
— Un virement via mon appli bancaire ?
— Pour qu’il me soit signifié dans deux jours que le virement a été rejeté pour cause de fonds insuffisants ?
— Je vous montre mon solde si vous voulez, il est positif, j’ai largement de quoi payer. Donnez-moi vos coordonnées bancaires, je les rentre, je vous montre mon solde et je fais le virement sous vos yeux, ça vous va ? — Ça me va. Je vais vous chercher mon RIB. Je vous emballe votre tableau ? Je crois que j’ai gardé le papier kraft et la ficelle de l’antiquaire de Dijon, je dois avoir mis ça quelque part, attendez ici quelques instants.
Le chien des étoiles, C’était un court roman à propos de Gio, un gitan qui revient de l’hôpital après avoir frôlé la mort, un tournevis lui ayant déchiré le crâne. À son retour, il est accueilli les bras ouverts par son père et il découvre qu’il a dans la famille deux personnes de plus : un jeune garçon muet et une jeune fille. Le soir, il s’aperçoit que la jeune fille sert d’esclave sexuelle à son père.
Dès le lendemain, les amis de la famille arrivent et on fauche la clairière car il s’agit de venger l’attaque qu’avait subie Gio. Une fois la clairière préparée, la troupe s’avance vers celle des cousins afin de les défier. Or, le défi tourne vite au drame : le jeune garçon muet tue le chef de famille rivale ! Les deux familles s’entretuent tandis que Gio s’enfuit avec la jeune fille Dolorès et le jeune garçon muet. Au fil de leur parcours, le lecteur découvre divers personnages ou groupes de personnages, tous à la marge, tous chargés d’une histoire. Celle de Gio, de Dolores et du jeune garçon apparaît comme une cristallisation de la malédiction commune qui voue ces êtres au malheur. On rencontre rarement des personnages compatissants ou solidaires dans ce roman mais quand même ici et là un gendarme, un vigile et surtout Henrique le cubain exilé devenu entraîneur de boxe après avoir été estropié on ne sait dans quelles circonstances. Henrique comprend que l’envie de vivre a quitté Gio. Il lui offre sa cabane au sommet de la colline à l’écart de la ville et lui apporte chaque jour de quoi manger…. Plus tard Henrique donne un nom à cette colline : la colline aux loups ! Clin d’œil de rappel du roman précédent : décidément l’auteur s’intéresse aux personnes en marge. Sur le monde des gitans j’ai un souvenir encore très ému du célèbre Grâce et dénuement d’Alice FERNET. Ici le dénuement n’est pas précisément évoqué mais plutôt l’impossibilité d’échapper à ses origines. Quant à la grâce elle est dans le geste de Gio pour effacer les mauvaises actions qui prédestinent Dolorès et le petit muet comme dans sa communion avec les odeurs de la nature, les couleurs et textures des nuages ou du plumage de la chouette. Surtout la langue de ce récit est particulière, nerveuse, hachée, parfois populaire et déstabilisante : il m’est arrivé de chercher le sens de mots dans le texte sans le trouver. Mais on comprend qu’il s’agit de découvrir un monde à part qu’on ne peut d’ailleurs situer géographiquement .
extrait : Le lendemain, le ciel est maussade et pendant des heures il ne se passe rien. Gio et les deux autres laissent s’effilocher le temps en rêvassant. Subitement une main saisit le rebord du wagon. Ils entendent des jurons, Gio se lève, prêt à frapper au cas où ce serait l’un des cousins. Mais ce n’est qu’un vagabond. Il se hisse à l’intérieur et, dans l’effort, fait le tour des propos obscènes. Sa posture au bord du vide et sa vêture étrange lui font une forme incongrue. C’est bien un homme, avec des jeans dégoûtants et une veste militaire usée, un chapeau de nylon étanche qui ressemble à ce que portent les pêcheurs de carpe, Gio en avait aperçus plusieurs fois dans son enfance, près de la cabane. Le Père se plaisait à les faire fuir en tirant en l’air, et parfois aussi dans leur direction.
L’homme bondit en les découvrant, il les dévisage et glapit.
— Oh, mais bonté divine ! Qu’est-ce que c’est que cette cohorte, un grand type et, c’est quoi cette poupée, ça peut pas être ta femme et ton fils, vous m’avez l’air un peu jeunes pour avoir déjà produit un engin pareil.
Il lorgne Papillon qui lui rend des yeux guerriers. Le vagabond fait le type qui se rend les mains en l’air."
Voilà un titre à rallonges qui en dit beaucoup sur le sujet sans pourtant le dévoiler !
Ce titre est à l’image du récit qui ajoute sans cesse une nouvelle énigme, un nouveau personnage ou une nouvelle aventure à l’histoire de Dany Longo, une jeune femme blonde et myope, employée dans une agence de publicité parisienne.
On se trouve avec elle régulièrement confronté à d’impossibles énigmes : Pourquoi Dany a-t-elle été blessée à la main gauche lors d’une agression dans les toilettes d’une station service alors que personne n’a vu qui que soit entrer ou sortir des toilettes ? comment Dany s’est-elle retrouvée avec un cadavre dans le coffre de sa Thunderbird alors qu’il n’y était pas peu avant ? Pourquoi retrouve-t-elle son manteau chez une personne alors qu’elle n’est jamais chez elle ni même dans sa région ? Pourquoi Dany découvre-t-elle à plusieurs reprises des preuves de son passage où elle n’est jamais venue ? Pourquoi la maison du cadavre à Villeneuve-les-Avignons ressemble-t-elle tant à celle du patron à Paris ?
Face à ces invraisemblances, Dany se demande si elle rêve ou si elle est folle, si elle est victime ou si elle est coupable et le lecteur se le demande aussi, car reviennent en mémoire de Dany des souvenirs brutaux : elle avait battu et chassé son amie Anita qui se livrait à des frasques dans son appartement, elle avait manqué la mort de maman-sup qui était sa maman de remplacement à l’orphelinat ; sa mère et son père étaient morts dès son très jeune âge de façon très brutale, elle-même avait avorté d’un enfant conçu avec un homme déjà marié… les pensées se bousculent et Dany se retrouve à demander à plusieurs fois à diverses personnes des informations sur elle-même auxquelles on répond invariablement qu’elle doit bien savoir elle-même.
Or Dany est une personne plutôt fantasque : elle se nomme Marie Virginie Longo mais se fait appeler Dany Longo, elle conduit une magnifique Thunderbird à la demande de son patron alors qu’elle sait à peine conduire et au lieu de ramener la voiture chez le patron, elle décide d’aller voir la mer à Cassis ou à Monte-Carlo ! Ainsi, le lecteur est confronté à des anomalies temporelles comme géographiques qui sans cesse le déstabilisent.
Le narrateur adopte le point de vue de l’héroïne presque tout le récit et cela donne au texte une belle fraicheur, car Dany se sait menteuse et myope, elle manque de confiance en elle ce qui ne l’empêche pas de rêver d’aller voir la mer, de prendre l’avion…, de faire comme les autres, pense-t-elle. Au cours de son aventure, elle multiplie rencontres et retrouvailles parfois improbables qui sont autant de personnages vigoureusement campés.
Écrit en trois semaines parait-il, ce roman se lit d’une traite et il faut attendre, comme l’héroïne, la découverte d’une seconde enveloppe de paye ou la fin du récit pour obtenir des réponses aux questions qui se posent.:
Extrait : "Je me suis habillée, _ tailleur blanc, pansement mouillé, lunettes noires _ après m'être aperçue, en cherchant un peigne dans mon sac à main, que Philippe ne m'avait pas abandonnée une seconde fois sans me prendre mon argent. Mon enveloppe salaire était vide, mon portefeuille aussi.
Je ne crois pas avoir ressenti d'amertume. C'était enfin quelque chose de naturel, que je pouvais m'expliquer facilement."
Ce récit a remporté un succès phénoménal lié sûrement à son actualité et à sa richesse documentaire. Les critiques abondent en ligne, aussi vais-je plutôt proposer cet abécédaire
A L’apothéose de cette équivoque se produisit un soir d’hiver au cours duquel la masse compacte des berlines d’apparat, avec leur cortège de sirènes et de gardes du corps, se déversa sur le petit théâtre d’avant-garde où l’on donnait une pièce en un acte dont l’auteur se nommait Nicolas Brandeis. On vit alors des banquiers, des magnats du pétrole, des ministres et des généraux du FSB faire la queue, avec leurs maîtresses couvertes de saphirs et de rubis, pour s’installer sur les fauteuils défoncés d’une salle dont ils ne soupçonnaient jusque-là même pas l’existence, afin d’assister à un spectacle qui, d’un bout à l’autre, se moquait des tics et des prétentions culturelles des banquiers, des magnats du pétrole, des ministres et des généraux du FSB. «
B Baranovavançait dans la vie entouré d’énigmes. La seule chose plus ou moins certaine était son influence sur le Tsar. Durant les quinze années qu’il avait passées à son service, il avait contribué de façon décisive à l’édification de son pouvoir. On l’appelait le « mage du Kremlin », le « nouveau Raspoutine ». À l’époque il n’avait pas un rôle bien défini
C Chostakovitch : Quand Zamiatine convainc son ami Chostakovitch de composer la Lady Macbeth de Mtsensk, poursuivit-il, c’est parce qu’il sait que l’avenir de l’URSS dépend de cette représentation. Que la seule façon d’écarter les procès politiques et les purges est de réintroduire la singularité de l’individu qui se rebelle contre l’ordre planifié.
E Les étrangers pensent que les nouveaux Russes sont obsédés par l’argent. Mais ce n’est pas ça. Les Russes jouent avec l’argent. Ils le jettent en l’air comme des confettis. Il est arrivé si vite et si abondamment. Hier il n’y en avait pas. Demain, qui sait ?
F ce n’est pas de la barbarie : ce sont les règles du jeu. La première règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans le mur de l’autorité.
G Voyez-vous, pour comprendre que Gorbatchev allait détruire l’Union soviétique, on n’avait pas besoin de l’écouter ; il suffisait de le regarder. Il montait à la tribune et on lui apportait immédiatement son verre de lait.
H Mikhaïl était passé en peu de temps des vestons sans forme des magasins soviétiques aux costumes violet foncé d’Hugo Boss, puis aux vêtements faits sur mesure de Savile Row, et son visage de brave garçon à lunettes avait commencé à apparaître dans les pages des nouveaux magazines consacrés à l’élite rapace de la capitale.
I « Le problème n’est pas que l’homme soit mortel, mais qu’il soit mortel à l’improviste.
J Deux jours après notre rencontre, Berezovsky a été retrouvé mort dans la salle de bains de sa résidence d’Ascot, pendu à son écharpe en cachemire préférée
K Kiev est la mère de la nation russe. L’ancienne Rus’ est notre source commune et nous ne pouvons pas vivre les uns sans les autres.
L Dans leurs mains, tout ce que l’histoire russe avait de tragique et de merveilleux se présentait sous un éclairage livide, comme une succession ininterrompue d’abus et de sacrifices.
M Pendant ce temps, deux gigantesques mains mécaniques, peintes aux couleurs du drapeau américain, soulevaient un modèle de l’Ukraine en flammes
N C’est alors qu’une phalange de patriotes russes a fait irruption dans l’arène et a commencé à se battre contre les nazis et les militaires ukrainiens.
O On peut inventer tout ce qu’on voudra, la révolution prolétaire, le libéralisme effréné, le résultat est toujours le même : au sommet il y a les opritchniki, les chiens de garde du tsar.
P Notre génération avait assisté à l’humiliation des pères. Des gens sérieux, consciencieux, qui avaient travaillé dur toute leur vie et qui s’étaient retrouvés, les dernières années, perdus comme un Aborigène australien qui essaye de traverser l’autoroute.
Q Que sont quelques milliers d’années de souffrance, sur l’échelle de l’histoire de l’univers – ou même seulement de la planète Terre ? Non, ce n’est pas Dieu qui crée, c’est Dieu qui est créé. Chaque jour, comme d’humbles ouvriers dans les vignes du Seigneur, nous créons les conditions de son arrivée. Aujourd’hui déjà, nous avons transféré à la machine la plus grande partie des attributs que les anciens assignaient au Seigneur.
R Le mage du Kremlin est le grand roman de la Russie contemporaine.
S Voyez-vous, l’élite soviétique, au fond, ressemblait beaucoup à la vieille noblesse tsariste. Un peu moins élégante, un peu plus instruite, mais avec le même mépris aristocratique pour l’argent, la même distance sidérale du peuple, la même propension à l’arrogance et à la violence. On n’échappe pas à son propre destin et celui des Russes est d’être gouvernés par les descendants d’Ivan le Terrible.
T C’est pourquoi je me suis inscrit à l’académie d’art dramatique de Moscou et j’ai commencé à vivre la vie désordonnée des théâtreux.
U À la fin des années quatre-vingt, le seul type d’entreprise autorisé en Union soviétique était la coopérative d’étudiants et ce fut la business school du capitalisme russe. C’est là que s’est formée la majorité des oligarques.
V Les vertushkas existent encore, vous savez ? Ce sont les lignes terrestres sécurisées du FSB. Quiconque veut communiquer avec le Tsar doit en posséder une. L
W Si l’on veut goûter à quelque chose de doux, il faut manger les bonbons, pas l’emballage. Pour conquérir la liberté, il faut en assimiler la substance, pas la forme. Vous répétez les slogans que vous avez appris à Washington et à Berlin, et entre-temps vous remplissez nos rues d’emballages de bonbons.
Z Zamiatine : Cher Iossif Vissarionovitch, L’auteur de la présente, condamné à la peine capitale, se tourne vers toi pour te demander de commuer sa peine. Mon nom t’est probablement connu. Pour moi, en tant qu’auteur, être privé de la faculté d’écrire équivaut à une condamnation à mort. — C’est l’original de la lettre de Zamiatine à Staline, dit-il
D'une part, bien sûr, parce que l'auteur est un maître dans l'art de créer le suspense et de le maintenir jusqu'au dernier moment durant ici 611 pages. Ici encore, on se fait avoir jusqu'aux dernières pages.
D'autre part, car dans ce livre, à la différence des deux autres que j'ai lus, il y a un jeu ou une réflexion sur la réalité et la fiction, le personnage et la personne. En effet, le narrateur a le prénom de l'auteur et vient de perdre son éditeur Bernard de Fallois. Il se montre écrivant et menant une enquête avec une certaine Scarlett, héroïne tout droit sortie de son imagination et baptisée du nom de l'héroïne de Autant en apporte le vent… Cette enquête devient l'occasion de chercher ce qui explique pourquoi la chambre 221 bis remplace la 222 à l'hôtel de Verdier. Cette première énigme entraîne de multiples autres énigmes avec de multiples personnages dont on découvre que certains ne sont que des imitations de personnages.
Enfin, parce que ce roman se déroule en Suisse, pays de l'auteur et même si les descriptions sont plutôt rares, je me suis dit que j'aimerais aller voir Verdier, Genève et le lac Léman !
Toutefois, j'ai trouvé qu'il y avait quelques longueurs dans le récit et que la réponse à la dernière énigme était décevante, comme si elle était vite écrite pour finir le roman !
Il est vrai que ce roman date du confinement !
EXTRAIT : la page 111 en hommage à radio Nova
— Je ne suis pas certain de vous suivre, docteur.
— Eh bien, si vous étiez élu sans devoir batailler, vous finiriez peut-être par vous dire que vous n’avez pas de mérite. Or désormais il vous faut convaincre Tarnogol. Et je sais que vous allez le convaincre. Je sais que vous en êtes capable. Vous allez vous prouver à vous-même ce que vous avez dans le ventre, et vous serez élu président de la Banque Ebezner. Et après cette élection, vous serez un nouvel homme, enfin émancipé de votre père, car votre place de président vous ne la devrez qu’à vous-même. Vous avez, au fil de nos séances, mis au jour votre véritable identité : celle d’un battant, celle d’un gagnant. Il est temps de la montrer à tout le monde, à commencer par Tarnogol.
— Vous avez absolument raison, docteur ! s’écria Macaire, soudain galvanisé. Mais vous ne m’avez pas dit comment convaincre Tarnogol. En tant que psychanalyste, vous êtes certainement un as de la manipulation mentale, non ?
— En principe, je ne suis pas censé donner d’idées, vous devez les trouver vous-même, rappela le docteur Kazan. C’est tout le principe de la psychanalyse.
— Oh docteur, supplia Macaire, un petit coup de main, s’il vous plaît… Je sens que vous avez une idée.
Le bon docteur Kazan, face à la détresse de son patient, lui suggéra alors : — Arrangez-vous pour que Tarnogol vous doive une énorme faveur. Il sera alors obligé de vous porter à la présidence de la banque. Il est l’heure de clore cette séance. À jeudi
Publié en 2015 soit trois ans après La Vérité sur l’affaire Harry Québert, Le livre des Baltimore est le troisième roman de ce jeune romancier, Joël Dicker. On retrouve ici le narrateur de L’Affaire Harry Québert, Marcus. Cette fois aussi il se retire pour écrire un roman, mais il semble se laisser distraire d’abord par le chien Duke _et non par Storm tout de même ! _ qu’il prend plaisir à faire venir chez lui surtout quand il se rend compte que c’est le chien d’Alexandra une jeune femme dont il a été follement amoureux quelques années plus tôt.
Or, cette jeune femme, que Marcus voudrait reconquérir, faisait autrefois partie du gang des Goldman, constitué de Marcus, Hilliel et de Woody. À vrai dire, Marcus, cousin d’Hilliel se sentait socialement inférieur, car il était un Goldman-de-Montclair , alors qu’Hilliel est un Goldman-de-Baltimore. Woody, quant à lui, vivait chez les Goldman-de-Baltimore car il était sur le point de devenir délinquant, mais il suffisait par sa force à assurer à Hilliel, sans cesse en butte au harcèlement, une scolarité confortable.
De 10 à 18 ans, ils étaient des amis inséparables, mais Markus a assisté à une terrible dégringolade : l’amitié masque une jalousie, prête à tous les mauvais coups, tout en restant une amitié indéfectible. De même, la complicité des frères Goldman s’était muée en jalousie tandis que leur sort s’inversait.
Le récit de Marcus passe d’une époque à l’autre, mêle les étapes chronologiques pour ménager le suspense et annoncer _ parfois trop _ les bouleversements.
Je trouve qu’il y a dans ce troisième roman, quelques lourdeurs regrettables et quelques lenteurs. Mais globalement, c’était un très bon livre pour les vacances.
Extrait : la page 208 en hommage au jeu radiophonique (sur 449 pages) :
Troublé, je me lançai à leur recherche. Je ne trouvai aucune trace de Gillian. En revanche, je découvris que Patrick Neville avait connu à New York une ascension fulgurante. Son fonds connaissait des rendements très importants. Je n'avais jamais réalisé qu'il était connu dans le monde de la finance : il avait écrit plusieurs livres d'économie et j'appris qu'il l'enseignait même à l'université de Madison, dans le Connecticut. Je finis par trouver sa nouvelle adresse : une tour chic de la 65e, à quelques blocs de Central Park, avec portier, avant-toit en toile et tapis sur le trottoir.
Je m'y rendis plusieurs fois, surtout les week-ends, espérant croiser Alexandra à sa sortie de l'immeuble. Mais cela ne se produisit jamais.
J'aperçus en revanche plusieurs fois son père. Je finis par l'interpeller un jour qu'il rentrait chez lui.
— Marcus? me dit-il. Quel plaisir de te voir ! Comment vas-tu?
— Ça va.
— Que fais-tu dans le quartier?
— Je passais par là et je vous ai vu sortir du taxi.
— Eh bien, le monde est petit.
— Comment va Alexandra?
— Elle va bien.
— Est-ce qu'elle joue encore de la musique?
— Je ne sais pas. C'est une drôle de question...
— Elle n'est plus retournée au magasin de musique, ni au bar où elle chantait.
— Elle ne vit plus à New York, tu sais.
— Je sais, mais elle ne revient jamais ici?
— Si, régulièrement.
— Alors pourquoi ne va-t-elle plus chanter dans ce bar? Ni au magasin de guitares. Je pense qu'elle a arrêté la musique. Il haussa les épaules.
— Elle est occupée avec ses études.
— Ses études ne lui serviront à rien. Elle est une musicienne dans l'âme.
Ce roman paru en 2012 a été gratifié de très grands prix, notamment le grand prix du roman de l'Académie française et le Goncourt des Lycéens ! je le découvre seulement cette année : les couvertures des romans de Dicker évoquent souvent l'Amérique du Nord et souvent j'ai pensé que ce n'était pas pour moi, même si par ailleurs j'aime beaucoup lire Philip Roth par exemple.
Alors ce roman commence de façon quelque peu pesante à mon goût, car les premiers chapitres mettent en place le personnage du narrateur, Markus, un jeune homme qui, faute de confiance en lui, ne s'affronte, en tout domaine, qu'aux plus faibles. Cette stratégie lui permet d'être toujours "Le Formidable". On peut rêver mieux comme narrateur ! Ce narrateur est d'ailleurs un auteur qui brûle de renouveler le succès remporté par une œuvre précédente, mais il peine à trouver un sujet et las de se confronter à la page blanche, il finit par se retirer chez son ex-professeur, lui-même écrivain à succès, Harry Québert. Or voilà qu'on découvre un cadavre dans le jardin de ce célèbre écrivain et voilà qu'il est inculpé du meurtre, trente ans plus tôt, de la jeune Nola Kellergan, disparue en 1975 alors qu'elle n'avait que quinze ans. Markus entreprend de faire des recherches dans l'espoir d'épargner son ami professeur de la chaise électrique. En effet, c'est ce qui guette un meurtrier dans cet État du New-Hampshire. Et puis, finalement, pourquoi ne pas en faire le sujet de son prochain livre ? Et le voila parti pour une enquête aux mille rebondissements et évidemment nous, lecteurs, sommes pris au piège, impossible de remettre à plus tard, il faut vite poursuivre ce récit de près de 600 pages ! c'est que l'auteur sait ménager le suspense mêlant rebondissements, retours en arrière, nouveaux rebondissements entrecoupés des conseils d'écriture du professeur Québert et des mises en demeure de plus en plus pressantes de l'éditeur de Markus sans oublier les appels de sa mère qui ne pense qu'à le marier. Bien sûr, on pense à La Tâche de Philippe Roth, on assiste ici à une sorte de réécriture qui contribue à superposer de multiples récits. C'est vertigineux !
En somme, un roman qui vous tient en haleine presque d'un bout à l'autre et vous fait vivre le temps de la lecture dans cette Amérique des affaires, de la course à l'argent, de la justice implacable, de la police plus ou moins corrompue, des pratiques religieuses extrêmes et variées, de l'élection de Obama, des années 1975 aux années 2008
Épilogue :
Il me regarda fixement et sourit.
— Vous allez avoir trente et un ans, Marcus. Voilà, vous y êtes arrivé : vous êtes devenu un homme formidable. Devenir le Formidable, ce n’était rien, mais devenir un homme formidable a été le couronnement d’un long et magnifique combat contre vous-même. Je suis très fier de vous.
Il remit sa veste et noua son écharpe.
— Où allez-vous, Harry ?
— Je dois partir maintenant.
— Ne partez pas ! Restez !
— Je ne peux pas…
— Restez, Harry ! Restez encore un peu !
— Je ne peux pas.
— Je ne veux pas vous perdre !
— Au revoir, Marcus. De toute ma vie, vous avez été la plus belle des rencontres.
— Où allez-vous ?
— Je dois aller attendre Nola quelque part.
Il me serra encore contre lui.
— Trouvez l’amour, Marcus. L’amour donne du sens à la vie. Quand on aime, on est plus fort ! On est plus grand ! On va plus loin !
— Harry ! Ne me laissez pas !
— Au revoir, Marcus.
Il repartit. Il laissa la porte ouverte derrière lui et je la laissai ainsi très longtemps. Car ce fut la dernière fois que je revis mon maître et ami Harry Quebert.
Lasse de son poste de secrétaire de direction, Claire Bodin s’est reconvertie pour, après six mois de formation, devenir professeur de secrétariat comptabilité à l’IME de l’embellie en 2012.
Déjà on peut mesurer l’illusion créée par cette institution : comment enseigner le secrétariat comptabilité dans un tel institut médico-éducatif ? Pire encore, comment enseigner dans ce type d’institut après seulement six mois de formation et sans le moindre soutien d’une quelconque équipe éducative ?
Pourtant, Claire fait merveille. Elle parvient à établir avec son petit groupe une relation de confiance mutuelle telle que les jeunes élèves prennent plaisir à apprendre du vocabulaire à lire le Petit Prince, et même à jouer à la marchande. Arrivé en septembre 2016, Gabriel Noblet, toujours tête baissée, toujours prostré, finit par s’ouvrir. Il faut dire que Claire ne néglige pas le criant besoin d’affection qu’il manifeste ! Elle le prend dans ses bras lorsqu’il arrive vers elle, les bras tendus. Sans se méfier. Elle lui donne son numéro de téléphone et échange même avec lui quelques SMS.
Tout bascule lorsque la mère de Gabriel, contacte la directrice, la mal nommée Madame Joyeux , pour se plaindre de l’attitude de Claire… peu après, Claire apprend le suicide de Gabriel chez lui pendant les vacances.
Le titre du récit est déjà un programme : comment se défendre lorsque l’on est innocent ? Le suicide de Gabriel est la marque de l’impuissance d’un innocent. Et la directrice, les parents, tous se défaussent sur Claire, désignée comme coupable avant même d’être jugée. Le récit, fondé sur une histoire vraie, se présente alors comme une chronique judiciaire où l’autrice ménage une telle tension que le livre se lit d’un trait : on s’enthousiasme, on se révolte, on se décourage, on se sent perdu avec l’héroïne à qui rien n’est épargné.
Je connaissais Alice FERNET par son chef-d'œuvre Grâce et dénuement, je découvre ici une autre œuvre. Entre les deux on retrouve la préoccupation de l’accès à la lecture pour ceux qui en sont le plus éloignés. Sujet ô combien passionnant !
Extrait choisi : "Dans la cour, l’enseignante s’assoit sur un muret et observe le groupe d’élèves. S’ils partagent tous un caractère identifié qui les a réunis à L’Embellie comme des compagnons d’infortune, la diversité de leurs tempéraments et de leurs aptitudes troublerait ceux qui veulent établir des généralités. Il n’y a pas de généralité, aucune personne n’est déterminée par son code génétique, quel qu’il soit, son histoire s’écrit et continue de la créer. Grégoire est silencieux et indépendant. Il n’a en tête qu’une seule idée : trouver un travail et vivre chez lui, peut-être en colocation, pourquoi pas, il faudrait inventer quelque chose. Il parle peu et écoute beaucoup. Au-delà de ses difficultés, on perçoit au fond de son œil l’éclat d’une perspicacité. Derrière ce visage stigmatisé vibre une personnalité que le handicap ne dépouille pas de sa luxuriance. Certainement il est observateur. Il est doux aussi. Sa réserve se révèle être une délicatesse, il possède la politesse du cœur. Arthur, au contraire, a besoin à la fois de parler et d’être entouré, parce qu’il est fier et meurtri, fragilisé par ses aspirations. Il souffre d’être comme il est, enfermé dans quelque chose qui résistera toujours, une forme inexorable de son être qu’il voudrait briser, piétiner par terre, pour renaître. Mais il sait qu’on ne renaît pas, c’est insupportable. Il se met facilement en colère contre ceux qui ne voient que sa forme et oublient son élan. Il entend établir le contact sur un pied d’égalité. Claire éprouve pour lui une grande estime en même temps que de la compassion, c’est une conjonction inhabituelle de sentiments. Ils me font vivre des émotions rares, raconte-t-elle à son mari, et c’est à Arthur en particulier qu’elle pense. Martin est en grande difficulté, certains jours il est presque prostré. Alicia est timorée alors même qu’elle est, de tous, la plus adaptée à une scolarité classique. Dommage que ses parents ne se soient pas plus engagés pour la maintenir en milieu ordinaire, ici elle ne progresse pas plus que ceux qui sont empêchés, regrette Claire. Louise et Lucie sont joyeuses et pimpantes, expansives, mais l’une est combative quand l’autre est soumise. Il faut se bagarrer, répète Louise, et cela fait rire son amie qui a simplement envie de se sentir bien où elle est. Pour se sentir bien, il faut justement batailler, explique Louise. Plus tard elle veut faire de la politique."