Le titre de ce roman annonce par avance l'absurde de l'action, qu'elle soit projet ou ordre à exécuter. En effet, deux narrateurs prennent en charge le récit en alternance : d'une part, Séraphine qui avec son époux Henri, leurs deux garçons et leur fille Caroline, mais aussi avec Rosette, la sœur de Séraphine et son époux, Louis, quittent leur banlieue parisienne pour un eldorado, une terre promise, en Algérie. D'autre part, un soldat dont on ignore tout sauf que, comme ses camarades, il n'est "pas un ange" comme le leur rappelle leur capitaine dont le comportement n'a rien à envier à ceux que plus tard, on nommera "Nazies"
À travers ces deux narrateurs qui ne se croisent jamais, l'auteur nous fait découvrir une période rarement évoquée, celle de la colonisation de l'Algérie au XIXe siècle, vers 1845. Tous les chapitres ont en alternance ces mêmes titres entre parenthèses : (Rude besogne) (Bain de sang) et l'on devine vite quel titre annonce le récit de quel narrateur.
Séraphine raconte le dur apprentissage de la vie de colons : trois mois dans un campement sous tentes militaires : pluie, boue, odeurs pestilentielles, "comme si chacun de nous, pauvres et naïfs apprentis colons à peine débarqués, était en train de pourrir et de se décomposer". Ensuite, la vie se poursuit sous un soleil de plomb dans des cabanes de bois entourées de palissades où le choléra fait rage et décime la famille de Séraphine, enfin les attaques de rebelles et le massacre de Rosette et de son nouveau mari. "Sainte et sainte mère de Dieu" tel est le refrain qui rythme le récit de Séraphine, longue descente aux enfers aux paragraphes non ponctués et sans majuscules.
Le récit du soldat, lui, est rythmé par le lancinant refrain, " nous ne sommes pas des anges", réponse sollicitée par le capitaine pour justifier les pires exactions.
On songe à travers cette lecture à la terrible épopée des Raisins de la colère de J STEINBECK mais aussi à La Peste d'Albert Camus. Ici aussi tel le docteur Rieux, un médecin militaire tente tout ce qu'il peut pour sauver les colons :
"le nouveau médecin militaire à bout de remèdes de bonne femme n’avait rien trouvé de mieux que de nous conseiller de danser pour que le sang bouillonne dans nos artères, pour que la chair sue, élimine ses sueurs empoisonnées, rendez-vous compte à quoi la peur de mourir nous réduisait ! ce sinistre soir d’enterrement, nous avons donc laissé nos cinq enfants à la garde du vieux d’Aubervilliers, et Célestine, Rosette, Henri et moi, bien qu’épuisés par la chaleur et la tristesse de ce jour, sommes allés danser chez le Gaston Frick qui avait embauché un accordéoniste et qui pour quelques sous nous promettait du remue-ménage bien arrosé du coucher au lever du soleil
il fallait nous voir danser sans joie valses et polkas, fantômes de chair triste s’agitant au milieu d’autres fantômes de chair triste, et nous échauffant le sang au point d’en devenir écarlates, et suant toutes nos misères jusqu’à ce que l’accordéoniste en ait mal aux doigts et décide d’aller se coucher
on y croyait dur comme fer aux conseils du médecin, on avait les jambes en charpie, les paupières plus lourdes que du plomb, mais on ne cédait pas à la fatigue, il fallait lui faire peur à ce choléra, l’empêcher d’entrer dans notre corps par tous les moyens, et si par malheur il y était entré à quelque moment de la journée, l’en faire sortir par tous les pores de la peau en valsant comme des fous furieux
je ne sais pas combien de nuits nous avons dansé au son de cet accordéon qui n’avait plus pour nous sa sonorité habituelle, on se trémoussait sans écouter les notes de musique, tant il nous semblait que ce n’était pas un accordéon qui jouait mais bien plutôt une cloche qui sonnait le glas du coucher du soleil au lever du jour pour nous rappeler l’atroce vérité de nos vies humaines qui n’avaient jamais tenu et ne tiendraient jamais qu’à un fil
pauvres de nous
non, je ne sais pas combien de nuits nous avons perdu la tête dans les vapeurs enfumées de la taverne de Gaston, et je ne vous dirai pas combien de colons se sont retrouvés au cimetière, allongés pour l’éternité entre quatre planches de bois blanc
notre tombe, sur laquelle Henri avait planté une croix avec le nom de famille de Louis Callot
notre tombe a très vite été agrandie pour faire de la place à nos deux fils, morts d’une manière que je préfère taire, tant les mots seraient impuissants à décrire les souffrances de nos deux garçons qui ne demandaient qu’à profiter de la vie qu’Henri et moi leur avions donnée
sainte et sainte mère de Dieu, vous m’avez arraché la moitié de mon cœur"