Publié en 1989 et distingué du prix Femina la même année, ce roman est le troisième d'une série d'une quarantaine de romans de Sylvie Germain dont j'ai chroniqué ici aussi Magnus.
L'action de Jours de colère se déroule dans les forêts de l'Yonne traversées par la Cure, rivière désignée comme torrent dans le récit. L'époque est difficile à situer mais c'est probablement la fin du XIXe siècle ou le début du XXe car il est question, à la fin, d'une guerre, celle de 70 ou celle de 14. Quoi qu'il en soit, c'est loin du monde, sans livres, sans journaux, sans électricité, sans téléphone ni internet que vivent nos personnages, les Corvol, les Mauperthuis, les Verselay, ..., familles de bûcherons, de bouviers ou de flotteurs de bois. Au départ, ce sont les Corvol qui possèdent les forêts et font travailler les autres familles mais le crime passionnel perpétré par Marceau Corvol contre son épouse Catherine bouleverse l'ordre des choses. Ambroise Mauperthuis, parce qu'il a surpris le secret de Corvol, devient l'unique propriétaire des forêts. Or Mauperthuis est vorace, les biens ne suffisent pas, il veut aussi engloutir le nom des Corvol. Il veut alors contraindre son fils aîné à épouser la fille Corvol mais celui s'est épris de Reinette, fille unique des Verselay avec laquelle il vivra des jours heureux et engendrera neuf fils. Furieux Ambroise Mauperthuis maudit son fils ainé et le déshérite. Il revient alors au fils cadet d'exécuter le projet de son père en épousant la fille Corvol avec laquelle il aura un seul enfant, une fille, Camille, copie conforme de sa grand-mère Catherine dont Ambroise Mauperthuis était tombé amoureux en la voyant mourir. L'histoire connait alors de multiples rebondissements et le récit tumultueux tient le lecteur en haleine.
Mais ce qui me semble le plus caractéristique de ce roman, c'est la mise à distance de tout ce que l'on nomme la civilisation ou la culture de telle sorte que tout s'exprime et se ressent par les sens et par les émotions. Couleurs, volumes, formes, sons, bruits, odeurs, parfums, textures ... les sensations sont décrites à travers un lexique riche et varié de telle sorte que la langue se fait poésie et que cet univers du sensible n'a rien à envier à un monde plus cérébral. Tout juste a-t-il encore besoin d'un peu de mythologie.
extrait choisi : "Les derniers feux du jour viraient au pourpre derrière les monts, et les forêts se resserraient en une masse violâtre comme les entrailles d’une gigantesque laie d’où la nuit allait surgir. Les deux hommes se tenaient face à face, les traits accusés par l’ombre montante. En silence le père détacha sa ceinture, la retira, l’empoigna par la boucle puis rejeta son bras en arrière pour donner plus de force et d’élan à son geste. Il fixait son fils droit dans les yeux. Ephraïm ne cilla pas. « Renonce ! cria Ambroise qui retenait encore son geste ; c’est la Corvol qui sera ta femme ! Pas une autre, aucune autre, t’entends ? – Je renonce, répondit d’un ton calme Ephraïm ; je renonce à toi, à tes bois. Je vais épouser Reine Verselay. » Alors le père lança son bras. Il cingla son fils en plein visage avec son ceinturon. Le coup frappa Ephraïm de la tempe jusqu’au cou. Tout un pan de son visage était blessé. Était marqué. Il était l’arbre condamné, le fils rejeté. Celui destiné à s’abattre. Mais ce serait de son plein gré, emporté par le poids de son seul désir, qu’il allait s’abattre, et ce serait contre le corps de Reinette-la-Grasse qu’il tomberait. Il serra les mâchoires et les poings sous l’assaut de la douleur mais ne dit rien, ne bougea pas. Du sang coulait le long de sa joue. Il lui sembla sentir à nouveau la chaleur du four à pain de la Ferme-du-Bout. Il n’avait pas détourné son regard du visage de son père, mais ce visage mauvais, tout tendu de colère, s’éloignait déjà de lui, il se brouillait dans les ombres du soir, et à nouveau les sensations se confondaient en lui. Tout se tordait et se gonflait dans un même rougeoiement, – les derniers nuages au ciel, le sang coulant le long de sa joue, les lueurs du four à pain de la Ferme-du-Bout, la chevelure de Reine. Il ressentait en même temps la douleur présente et la jouissance promise, la faim et le désir, la colère et la joie. Ambroise Mauperthuis laissa retomber son bras. « Voilà qui est fait, père », dit d’une voix sourde Ephraïm."