Ce roman a obtenu cette année le grand prix du roman de l'Académie française, ce qui a suscité ma curiosité : le souvenir du Mage du Kremlin et surtout après Mon Maitre et mon vainqueur.
Ici, nous sommes entraînés dans une quête du passé, un peu à la manière d'Annie Duperey dans Le voile noir ou même de Modiano dans beaucoup de ses œuvres :la narratrice n'a pratiquement pas de souvenir, elle reconstitue le passé à partir de quelques photos et d'un article de journal. Elle cherche à recréer l'histoire de sa tante Madeleine, décédée il y a peu de temps. Cette tante était une belle femme, elle ressemblait dans sa jeunesse à Michèle Morgan, mais c'était une femme très discrète et réservée. Élevée dans une pension catholique dans la région de Nantes, elle aimait lire et son livre préféré était Thérèse Desqueyroux, l'histoire "d'une femme qui empoisonne son mari" ! À 26 ans, elle s'est mariée, sans doute, car elle pensait avoir atteint l'âge ! Son mari, Guy, était très amoureux. La même année, ils se sont envolés pour Douala où Guy travaillait dans le commerce du bois. En 1958, leur unique enfant, Sophie, était venue au monde. Madeleine, toujours aussi réservée, vivait en marge, mélancolique, uniquement préoccupée de sa fille. Cette mélancolie offre l'occasion de belles descriptions de son environnement chargé de bruits et de pluie : " De grosses pluies survenaient le soir, elles amenaient des nuées de moustiques, et, quand les pièces étaient éclairées, on voyait courir de travers sur les murs de petits lézards froids, furtifs et dodus, les « margouillats ». Quelquefois, ils vous tombaient dans le cou. Des roussettes, qui dormaient dans les manguiers sauvages, frôlaient le toit. La case laissait entrer les bruits de la nuit : des frôlements d’animaux, des glissements dans les feuilles, des coassements, des croassements, le bruit de la radio qui venait de la case la plus proche". Tous ces bruits créent une atmosphère inquiétante. Pourtant, les colons font la fête et vivent entre eux dans un petit monde insouciant et joyeux autour du "délégué et de sa femme Jacqueline" dont chacun savait qu'elle était la maitresse du docteur Ambrières. Guy explique à sa femme tout ce qu'il faut savoir pour ne pas commettre d'imper dans ce microcosme. Malgré tout, Madeleine se tient à l'écart, elle est perçue comme provinciale et timide. Un jour, un visiteur venu de Yaoundé l'invite à danser... C'est le début d'une histoire que l'on ne peut vraiment nommer aventure, car la discrétion de Madeleine conserve ses sentiments dans le secret de son cœur.
Cependant, la révolte gronde, Guy conserve un fusil dans leur chambre jusqu'au moment où en octobre 1959 il met sa femme et sa fille dans l'avion, car l'indépendance du Cameroun est inéluctable.
Une recréation très fine de l'atmosphère de ces sociétés coloniales installées en Afrique après-guerre et jusqu'à l'indépendance, de ces ex-colons rentrés en France mais encore nostalgiques des années après, de ces personnages du microcosme colonial dans une écriture soignée, précise, évocatrice, sont à mes yeux les atouts de ce roman, mais le sujet crée une sorte de malaise : le passé colonial n'est pas précisément ce dont on aime se souvenir.
Extrait : Les boys en blanc, sous la surveillance de Bogart qui affichait toujours la même lassitude, le même léger mépris, circulaient entre les convives avec des plateaux et des verres. On buvait sec aux frais de la République, les plats se dégarnissaient comme si les gens n’avaient pas mangé depuis quinze jours. Des types groupés parlaient entre eux de leur carrière, des planteurs de passage donnaient la « température du pays » ; on disait en hochant la tête : C’est inquiétant, très inquiétant ; on déplorait les progrès des « upécistes », on critiquait l’armée, le gouvernement, les décisions de la métropole (Ils ne comprennent rien à Paris), on disait du mal du haut-commissaire. Des Pères blancs incongrus et buveurs de whisky parlaient de la vie de leur mission, du catéchisme, des cérémonies de baptême. Et finalement, à ces détails près, quand les couples tournaient sur « La java bleue » ou improvisaient à petits pas pressés, à petits déplacements d’avant en arrière, à gauche et à droite, les évolutions syncopées d’une rumba ou d’un tango très décent et très ralenti, je crois qu’à la délégation de Douala, on aurait pu se croire en France par un été chaud, à n’importe quel bal de village. On y jouait les succès qui passaient à la radio :
« Bambino » de Dalida,
Mouloudji : « Un jour tu verras / On se rencontrera »,
Guy Béart : « Si tu reviens jamais danser chez Temporel / Un jour ou l’autre… »