Les Mal aimés, qui sont-ils dans ce roman ?
Je crois bien que ce sont tous les personnages. Dans cette histoire, il n’y a pas de place pour l’amour, ni pour la beauté. Juste de la jalousie, de l’envie, de la superstition, de la cupidité, de la culpabilité, de la vengeance. Tout cela est-il l’effet ou la cause d’une cruauté déjà ancienne mais jamais oubliée ? Le narrateur nous en rappelle de chapitre en chapitre des horreurs : des enfants condamnés au bagne pour des peccadilles ou pour des forfaits plus graves mais toujours causés par la misère, morts un ou deux ans après leur arrivée :
« Jean Marie Favre, date et lieu de naissance inconnus.
Jugé le 3 août 1880 pour mendicité.
Condamné à la correction jusqu’à ses 20 ans.
No d’écrou : 1629. 1,29 m à l’entrée.
Causes de la sortie : Décédé le 19 septembre 1881. ».
En cette fin du XIX dans la vallée de Vailhauquès l’humanité semble avoir déserté le monde. Le curé rêve de créer un nouveau bagne, l’instituteur confie des bébés indésirés à la Cruere, une immonde marâtre qui n’a rien à envier à la Thénardier et le docteur noie son désespoir dans l’alcool, incapable de sauver qui que ce soit : au secours, docteur Rieux ! Si Victor Hugo ne se dresse pas dans sa tombe en lisant cela, c’est qu’il est déjà mort.
Or et c’est le plus grand mérite de ce roman je crois, l’auteur dresse de chaque personnage un portrait si finement ciselé que malgré la monstruosité, il reste doté d’humanité. Comment alors oublier Alphonse, Léon, Ernest même et aussi Jeanne, Morluc, Étienne, Blanche et Gérault ? Même lorsqu’ils sont proches de l’animalité, le narrateur adopte leur point de vue ou les décrit par le regard d’un autre et ils restent des hommes, malmenés et fouettés par la misère. Alors on lit ce roman comme hypnotisé, sans espoir pourtant de rémission.
Heureusement, quelques belles descriptions de la nature apportent des respirations qui rendent l’horreur plus supportable :
« La chaleur accablante a vidé l’endroit de tous ses bruits, laisse régner le silence, un silence encore plus profond que celui provoqué par la clochette du bedeau lorsque le curé élève le saint sacrement en direction du ciel. Blanche se redresse sur les genoux, relève sa robe pour ne pas l’abîmer, puis avance d’un bon mètre, repose ses fesses sur ses talons. D’un geste de la main, elle retire les brins de paille collés à ses genoux. Elle fixe la nuée de grains de poussière virevoltant dans le rayon de lumière qui force la porte entrouverte. Dans cette myriade de minuscules étoiles éphémères, elle veut voir une image de la vie qu’elle ne connaît pas. L’espace d’un court instant, elle se dit que si le bonheur existe, il doit ressembler à ça. Une sorte de rêve inaccessible. Un rêve de gamine qu’elle a bien vite étouffé. » (p 15)