Novecento : pianiste est une œuvre tout à fait étonnante et absolument magnifique. Destinée à la mise en scène si l'on se fie aux didascalies et au discours tout entier écrit comme un monologue, elle est sûrement très agréable à écouter et elle l'est aussi à lire.
L'histoire de Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento, le pianiste qui a vécu toute sa vie en mer sur un paquebot, le Virginien puis a choisi d'y mourir lors du sabordage du navire dans un immense feu d’artifice est par elle-même exceptionnelle. Mais ce qui contribue à la magie du récit c’est surtout la façon de le raconter ! Le monologue est pris en charge par le trompettiste, Tim Tooney qui a joué six ans aux côtés de Novecento. Humour, poésie, une immense tendresse, une aura de philosophie fataliste, mélancolique et pourtant heureuse font déjà de ce monologue une œuvre d’art. Mais ce qui frappe encore, c’est le rythme et la musicalité de la langue qui, il est vrai est celle d’un musicien, que l’on songe au personnage ou à l’auteur « on jouait du ragtime, parce que c’est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde.
Sur laquelle Dieu danserait, s’il était nègre. »
Écrivain et musicologue, Alessandro Baricco est né à Turin en 1958. J’ai lu cette œuvre traduite par Françoise Brun qui a rédigé par ailleurs une très belle postface.
Extrait choisi :
C’est là, à ce moment-là, que le tableau se décrocha.
Moi, cette histoire des tableaux, ça m’a toujours fait une drôle d’impression. Ils restent accrochés pendant des années et tout à coup, sans que rien se soit passé, j’ai bien dit rien, vlam, ils tombent. Ils sont là accrochés à leur clou, personne ne leur fait rien, et eux, à un moment donné, vlam, ils tombent, comme des pierres. Dans le silence le plus total, sans rien qui bouge autour, pas une mouche qui vole, et eux : vlam. Sans la moindre raison. Pourquoi à ce moment-là et pas à un autre ? On ne sait pas. Vlam. Qu’est-ce qui est arrivé à ce clou pour que tout à coup il décide qu’il n’en peut plus ? Aurait-il donc une âme, lui aussi, le pauvre malheureux ? Peut-il décider quelque chose ? Ça faisait longtemps qu’ils en parlaient, le tableau et lui, ils hésitaient encore un peu, ils en discutaient tous les soirs, depuis des années, et puis finalement ils se sont décidés pour une date, une heure, une minute, une seconde, maintenant, vlam. Ou alors ils le savaient depuis le début, tous les deux, ils avaient tout combiné entre eux, bon t’oublie pas que dans sept ans je lâche tout, t’inquiète pas, pour moi c’est bon, alors d’accord pour le 13 mai, d’accord, vers six heures, ah j’aimerais mieux six heures moins le quart, d’accord, allez bonne nuit, bonne nuit. Sept ans plus tard, 13 mai, six heures moins le quart : vlam. Incompréhensible. C’est une de ces choses, il faut pas trop y penser, sinon tu sors de là, t’es fou. Quand le tableau se décroche. Quand tu te réveilles un matin à côté d’elle et que tu ne l’aimes plus. Quand tu ouvres le journal et tu lis que la guerre a éclaté. Quand tu vois un train et tu te dis «je me tire ». Quand tu te regardes dans la glace et tu comprends que tu es vieux. Quand Novecento, sur l’Océan, plein milieu, leva les yeux de son assiette et me dit : «À New York, dans trois jours, je descends. »
J’en suis resté baba.
Vlam.