Voyage de noces a été publié en 1990 soit sept ans avant Dora Bruder. De la même manière dans les
deux œuvres, il est question d’une jeune femme juive qui s’est enfuie de chez elle et pour laquelle est paru dans un journal un avis de recherche. Dans les deux cas, le père de la jeune femme est déporté, dans les deux cas aussi, le narrateur enquête mêlant sa vie personnelle à la vie de son héroïne. Comme dans Dora Bruder, le récit se déroule dans les années sombres de la guerre 39 45 à Paris.
Toutefois Voyage de noces n’est pas Dora Bruder : le récit de la vie de l’héroïne, Ingrid, est le sujet de l’enquête menée par le narrateur mais celui-ci parvient à rencontrer Ingrid à au moins deux reprises. De plus, à l’aide de quelques documents trouvés, il parvient à reconstituer l’histoire d’Ingrid pendant de très nombreuses années.
Cette histoire reste plein de non-dits, de trous, de pistes jamais vraiment explorées, de suggestions jamais confirmées. Rigaud , l’homme qui accompagnait Ingrid en soi-disant voyage de noces à Juan les pins en zone libre, est lui aussi revu plusieurs années plus tard à Juan les pins mais ensuite disparu sans que cela étonne d’autres que le narrateur.
« La lampe projetait des ombres sur les murs, et j'aurais pu croire que mon rêve continuait si j'avais été seul. Mais la présence de cet homme me semblait bien réelle. Et sa voix sonnait, très claire. Je me levai.
« Vous avez déjà des couvertures... »
Il me désignait les plaids écossais qui recouvraient les lits.
« Ils ont appartenu à M. Rigaud ? ai-je demandé.
– Certainement. C'est la seule chose qui est restée ici, à part les lits et l'armoire.
– Alors, il vivait ici avec une femme ?
– Oui. Je me souviens qu'ils habitaient là quand il y a eu le premier bombardement sur Paris... Tous les deux, ils ne voulaient pas descendre à la cave... »
Il vint s'accouder à côté de moi, à la fenêtre. Le boulevard Soult était désert et il y soufflait une brise.
« Vous aurez le téléphone, dès le début de la semaine prochaine... Heureusement, l'eau n'est pas coupée et j'ai fait réparer la douche dans la cuisine.
– C'est vous qui entretenez l'appartement ?
– Oui. Je le loue de temps en temps pour me faire un peu d'argent de poche. »
Il aspirait une longue bouffée de cigarette.
« Et si M. Rigaud revenait ? » lui ai-je demandé
Il contemplait le boulevard, en bas, d'un air songeur.
« Après la guerre, je crois qu'ils habitaient dans le Midi... Ils venaient rarement à Paris... Et puis, elle a dû le quitter... Il est resté seul... Pendant une dizaine d'années je le voyais encore de temps en temps. Il faisait des séjours ici... Il venait chercher son courrier... Et puis, je ne l'ai plus revu... Et je ne crois pas qu'il reviendra. »
Le ton grave sur lequel il avait prononcé cette dernière phrase m'a surpris. Il fixait un point, là-bas, de l'autre côté du boulevard.
« Les gens ne reviennent plus. Vous ne l'avez pas remarqué, monsieur ?
– Si. »
J'avais envie de lui demander ce qu'il entendait par là. Mais je me suis ravisé.
« Au fait, dites-moi si vous avez besoin de draps ?
– Je ne vais pas encore passer la nuit ici. J'ai toutes mes affaires à l'hôtel Dodds.
– Si vous cherchez quelqu'un demain pour votre déménagement, nous sommes là, moi et mon ami garagiste.
– Je n'ai presque pas de bagages.
– La douche marche bien, mais il n'y a pas de savon. Je peux vous en monter tout à l'heure. Et même du dentifrice...
– Non, je vais passer encore une nuit à l'hôtel...
– Comme vous voulez, monsieur. Il faut que je vous donne la clé. »
Il sortit de la poche de son pantalon une petite clé jaune qu'il me tendit.
« Ne la perdez pas. »
Était-ce la même clé dont se servaient, il y a longtemps, Ingrid et Rigaud ?»
Le narrateur lui-même, Jean B., a organisé sa propre disparition en prétendant partir à Rio dans le cadre de son travail d’explorateur alors qu’il faisait un aller retour à Milan où une femme vient de se suicider, sans doute Ingrid ou en se cachant à Paris passant d’un hôtel à l’autre mais se glissant parfois en secret dans son appartement Cité Véron ! Au passage on peut observer que le héros de Sérotonine de Michel Houellebecq exploite lui aussi ce stratagème !
Modiano est passé maître dans ce jeu du secret, de la vérité cherchée et voilée, des temps mêlés et des espaces labyrinthiques dans L’univers interlope de la guerre 39 45 avec ses espions, ses rapaces, son marché noir, le monde du luxe, des artistes et le sort les juifs. C’est un ensemble qui donne la marque de l’auteur et permet de saisir pour quoi il a cumulé prix Goncourt et prix Nobel.