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2 février 2022 3 02 /02 /février /2022 11:46

Ce roman a remporté le Goncourt des lycéens cette année et je voulais comprendre pourquoi car en général ils font de bons choix. Le sujet est pourtant assez âpre : dans une famille composée déjà de deux parents et de deux enfants, naît un troisième enfant mais celui-ci s’avère sévèrement handicapé, inadapté pourrait-on dire, obligeant la famille à s’adapter, d’où le titre.

Il restera comme un enfant de quelques mois : il ne peut pas tenir sa tête, sa nuque est « molle », il ne voit pas, il ne commande ni ses bras, ni ses jambes. Les médecins lui prédisent une vie assez courte : jusque trois ans. En réalité il vivra jusqu’à dix ans mais restera toujours aussi habile qu’un bébé de trois mois. Seules ses perceptions tactiles et auditives sont actives. S’il vit au-delà de toute prévision, c’est grâce sans doute à sa famille qui s’est adaptée. L’ainé a pris la responsabilité de cet enfant et se préoccupe en permanence de son confort voire de son bonheur. La cadette se sent alors délaissée et oscille entre fuite et rébellion. Les parents passent beaucoup de temps à chercher les organismes utiles, à remplir des dossiers et rencontrer des commissions … Le roman suit le destin de cette famille sur de nombreuses années après de décès de l’enfant handicapé. Le dernier né aussi, lui qui n’a jamais connu l’enfant inadapté, devra à son tour s’adapter car même mort ce petit être continue de marquer la famille.

Curieusement ce sont les montagnes qui racontent cette histoire. Elles constituent le berceau de cette famille cévenole et le témoin éternel. C’est sans doute pour cela. Toutefois on oublie souvent qu’elles sont l’instance narrative et lorsque soudain un « nous » le rappelle au lecteur, c’est à chaque fois un peu déstabilisant. De ce fait peut-être, les personnages, à l’exception curieusement des amies de la grand-mère, n’ont ni nom ni prénom : l’Ainé, la cadette,l’enfant, le dernier, le père, la mère, la grand mère, c’est ainsi qu’ils sont nommés ! Dans Anima, Wajdi Mouawad faisait raconter l’histoire par des animaux et l’effet semblait plus naturel. Néanmoins ce cadre cévenole apporte dans le récit de très belles pages de description et cela ajoute au récit une poésie qui contrebalance l’âpreté des destinées. Le roman est bref ( moins de 100 pages) mais dense. Alors les lycéens ont sans doute été touchés par le sujet, par la poésie des descriptions et par la forme dense et succincte. On ne peut que les approuver.

extrait choisi : "L’aîné lui fredonnait des petites chansons. Car il comprit vite que l’ouïe, le seul sens qui fonctionnait, était un outil prodigieux. L’enfant ne pouvait ni voir ni saisir ni parler, mais il pouvait entendre. Par conséquent, l’aîné modula sa voix. Il lui chuchotait les nuances de vert que le paysage déployait sous ses yeux, le vert amande, le vif, le bronze, le tendre, le scintillant, le strié de jaune, le mat. Il froissait des branches de verveine séchée contre son oreille. C’était un bruit cisaillant qu’il contrebalançait par le clapotis d’une bassine d’eau. Parfois il nous déchaussait du mur de la cour pour nous lâcher de quelques centimètres afin que l’enfant perçoive l’impact sourd d’une pierre sur le sol. Il lui racontait les trois cerisiers qu’il y a longtemps, un paysan avait rapportés depuis une vallée lointaine, sur son dos. Il avait grimpé la montagne puis l’avait redescendue, courbé sous la charge de ces trois arbres qui, en toute logique, n’auraient pas pu vivre sous ce climat et dans cette terre. Pourtant, les cerisiers avaient miraculeusement poussé. Ils étaient devenus la fierté de la vallée. Le vieux paysan distribuait sa récolte de cerises que l’on dégustait avec solennité. Au printemps, ses fleurs blanches étaient connues pour porter bonheur. On les offrait aux malades. Le temps passa, le paysan mourut. Les trois cerisiers le suivirent. On ne chercha pas d’explication parce qu’elle était là, dans l’évidence des branches subitement rabougries : les arbres accompagnaient celui qui les plantait. Personne n’eut le cœur de toucher aux troncs secs et gris tant ils ressemblaient à des stèles, que l’aîné décrivait à l’enfant dans leurs moindres rainures. Il n’avait jamais autant parlé à quelqu’un. Le monde était devenu une bulle sonore, changeante, où il était possible de tout traduire par le bruit et la voix. Un visage, une émotion, un passé avaient leur correspondance audible. Ainsi l’aîné racontait ce pays où les arbres poussent sur la pierre, peuplé de sangliers et de rapaces, ce pays qui se cabre et reprend ses droits chaque fois qu’un muret, un potager, un traversier étaient construits, imposant sa pente naturelle, sa végétation, ses animaux, exigeant par-dessus tout une humilité de l’homme. « C’est ton pays, disait-il, il faut que tu l’écoutes. » Les matins de Noël, il malaxait les emballages de cadeau et lui narrait, en détail, la forme et les couleurs du jouet qui ne servirait pas. Les parents le laissaient faire, un peu perplexes, d’abord occupés à tenir debout. Les cousins, dans un élan de gentillesse fataliste, se mirent, eux aussi, à décrire à voix haute les jouets, puis, par extension, le salon, la maison, la famille – cela jusqu’au délire, et l’aîné riait aussi."

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